Tunisie

Le processus de justice transitionnelle tunisien s’inscrit dans un cadre contextuel va au-delà de la chute d’un régime autoritaire. Les violations graves des droits humains subies en Tunisie étaient surtout motivées par un souci de protéger et de garantir les intérêts personnels d’un groupe restreint qui visait à accaparer les richesses du pays au détriment de sa population. Cette politique a conduit au développement d’inégalités majeures entre différentes catégories de la population et de zones géographiques entières, avec la marginalisation de régions. Elle a été notamment rendue possible par la mise en œuvre d’un système centralisé, autoritaire, corrompu ou basé sur le clientélisme. Les revendications en Tunisie ne sont donc pas seulement liées aux violations de droits civils et politiques, mais également formulées en termes respect des droits économiques et sociaux, de lutte contre la corruption, d’égalité des chances dans le domaine économique et du développement. Cette particularité du contexte tunisien explique la nécessité d’une approche particulière de justice transitionnelle.

Le cadre de justice transitionnelle tunisien repose sur la loi organique 2013-53 adoptée par l’Assemblée Nationale Constituante le 15 décembre 2013.  Cette loi établit un ensemble de mécanismes visant à rechercher la vérité sur les violations des droits humains commises entre 1953 à 2013, à commencer par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de faire la lumière sur ces violations et mettre en place un fonds pour la réparation des préjudices. L’IVD est également compétente pour transférer des dossiers d’auteurs présumés de telles violations auprès de chambres spécialisées, qui sont alors chargées d’enquêter et poursuivre au pénal ces personnes.

L’IVD a achevé son mandat le 31 décembre 2018, après quatre années d’enquêtes qui auront vu le dépôt de 62720 dossiers et l’audition de 49654 personnes. Le2 mars 2018, l’IVD a transmis son premier dossier aux chambres spécialisées, concernantl’affaire emblématique de « Kamel Matmati » à Gabès. Elle a depuis tranmis un total de près de 180 dossiers aux 13 chambres situées sur l’ensemble du territoire tunisien.

Dans le cadre du projet « La Roujou3 » ou « Never again », Avocats Sans frontières a mis en place une stratégie d’observation constituée d’un pool de 16 avocats sélectionnés et formés afin de veiller à la bonne application des principes du procès équitable.

Matmati, Kamel

Accusés et qualité au moment des faits :

  • Zine El Abidine Ben Ali, Président de la République
  • Abdallah Kallel, Ministre de l’intérieur
  • Ezzedine Jnayeh, DG des services de sécurité de l’Etat
  • Mohamed Ali Ganzouii, DG des services spécialisés
  • Hssan Abid, DG des services de renseignements
  • Samir Zaatouri, Directeur des services spécialisés à Gabès
  • Ali Bousseta, Directeur des services d’investigation à Gabès
  • Anouar Ben Youssef, Agent des services d’investigation à Gabès
  • Riadh Chebbi, Agent des services d’investigation à Gabès
  • Oussema Boujeh, Agent des services d’investigation à Gabès
  • Moustapha Ounalah, Agent des services d’investigation à Gabès
  • Farhat Ben Amor, Agent des services d’investigation à Gabès
  • Ahmed Ghattas, Médecin

Parties civiles: Famille de Kamel Matmati (mère, épouse, fille et sœurs)

Résumé des faits : Kamel Matmati, activiste au sein du mouvement islamiste et secrétaire général du syndicat des agents de STEG (Société tunisienne de l’électricité et du gaz), a été arrêté au matin du 7 octobre 1991 sur son lieu de travail à Gabès et n’est jamais réapparu. Les demandes de sa famille quant à son sort sont restées sans réponse ; les autorités n’ont à ce jour pas restitué le corps. En 1992, la justice a condamné Kamel Matmati par contumace à 17 ans de prison, alors qu’il était probablement décédé. En 2009, des témoins ont en effet confirmé à la famille que son décès serait intervenu la nuit même de son arrestation. Une enquête judiciaire a été ouverte en 2012, au cours de laquelle des témoins ont affirmé que Kamel Matmati avait été tué sous la torture par des policiers durant les premières heures de son arrestation. L’enquête a cependant été clôturée du fait de la prescription des faits. En 2016, l’Etat a fini par avouer la mort de Kamel Matmati et délivré un acte de décès à sa famille. L’Instance Vérité et Dignité a accepté le dossier déposé par la famille et entendu ses mère et épouse à l’occasion d’une audience publique le 17 novembre 2016.

Charges :
Le procès porte sur la disparition forcée de Kamel Matmati en 1991. Le crime de disparition forcée est inclus dans la base juridictionnelle des chambres criminelles spécialisées en vertu de l’art. 8 de la loi sur la justice transitionnelle. Cette infraction n’étant toutefois pas criminalisée dans le code pénal tunisien, les charges portent sur la séquestration et la détention illégale (articles 250 et 251 du code pénal), la dissimulation du corps de délit avant qu’il ne soit saisi par l’autorité, et l’enterrement clandestin d’un cadavre (articles 158 et 170 du code pénal). Il reste à déterminer si ces crimes sont à même de se substituer au crime de disparition forcée, tel que formulé dans la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (adoptée le 20 novembre 2006), notamment le droit aux familles à la vérité. Les charges de substitution portent sur le décès de la personne disparue, assimilant donc la disparition à un homicide ; à savoir homicide volontaire (art. 204 du Code pénal), précédé du crime de torture (art. 101 bis et 101 ter du Code pénal).