Justice transitionnelle et justice structurelle : Le cas de l’Australie

S’appuyant sur l’expérience australienne, Jennifer Balint et Nesam McMillan de l’Université de Melbourne réfléchissent de manière critique aux possibilités d’associer les concepts et les pratiques de la justice transitionnelle aux réalités de l’expérience coloniale en Australie.

‘#AnotherDayInTheColony’ (Un jour de plus en colonie) est un hashtag utilisé par les universitaires et les militant.e.s indigènes pour décrire les réalités quotidiennes des populations indigènes dont l’existence dépend toujours des structures coloniales imposées par les colons britanniques en Australie. Comme l’explique le professeur Chelsea Watego, universitaire Munanjahli, dans son récent et puissant ouvrage du même nom, ce hashtag désigne la violence « non seulement physique, mais aussi émotionnelle, spirituelle, économique, intellectuelle et culturelle – les conditions qui permettent et garantissent que nous, en tant que peuple, sommes les plus incarcéré.e.s, les plus incultes, les plus malades, les plus appauvri.e.s et les plus susceptibles de mettre fin à nos propres vies » (p. 8). Il évoque la nature durable et structurelle des préjudices coloniaux, qui sont « intégrés dans la structure » du droit, de la politique et de la nation en Australie. De manière significative, comme l’ont montré les activistes et les chercheur.e.s, il évoque la tension liée à la réalisation de la justice dans le cadre des structures injustes de l’État colonial colonisateur, qui, dans le cas de l’Australie, n’a pas reconnu la souveraineté durable des peuples indigènes.

De nombreux peuples des Premières Nations, activistes et universitaires ont souligné que ce sont les structures qui nécessitent un redressement. C’est ce qui a été exprimé avec tant de force dans la Déclaration d’Uluru en mai 2017 :

‘En termes de proportion, nous sommes le peuple le plus incarcéré de la planète. Nous ne sommes pas un peuple criminel par nature. Nos enfants sont séparés de leurs familles à un rythme sans précédent. Cela ne peut pas être dû au fait que nous n’avons pas d’amour pour eux.elles. Et nos jeunes finissent en détention dans des proportions obscènes. Il.elle.s devraient être notre espoir pour l’avenir.’

La nature structurelle de cette discrimination ne peut être contestée.

Cette déclaration appelle à des changements constitutionnels et structurels, y compris l’inclusion d’une Voix des Premières Nations (Projet d’organe consultatif indépendant et représentatif des peuples des Premières Nations) au Parlement par voie constitutionnelle ainsi qu’à la commission Makarrata. Cette envie et cette nécessité de changement structurel s’expriment aussi dans les efforts déployés en faveur d’un traité dans l’État australien de Victoria, avec la création de l’Assemblée des Premiers Peuples de Victoria en 2018 et la loi de 2018 sur l’avancement du processus de traité avec les Aborigènes victorien.ne.s (loi sur le traité). Un élément clé du processus victorien a été la création d’une commission de vérité, la Yoorrook Justice Commission. Cette commission a d’abord entendu les membres aîné.e.s des Premières Nations de l’État de Victoria et commence maintenant à tenir des audiences sur les injustices systémiques des systèmes de protection de l’enfance et de justice pénale dans l’État.

Les préjudices coloniaux, passés, présents et en cours, sont longtemps restés en dehors du champ d’application de la justice transitionnelle, proposée comme cadre dominant pour la réparation des crimes d’État. Si les approches de la justice transitionnelle ont parfois reconnu la nécessité d’une réforme politique, économique et juridique à la suite d’expériences de préjudices massifs, l’attention portée aux changements structurels a été insuffisante. Dans le cadre de collaborations antérieures sur d’autres contextes, nous avons exploré une théorie plus solide de la justice transitionnelle qui serait en mesure d’envisager la justice pour les préjudices coloniaux passés et présents. La force de la justice transitionnelle est qu’elle promet un programme « holistique » de réparation comprenant des procès, des excuses, des processus de vérité et des réparations. Elle promet un bilan complet du passé au service de la construction d’un nouvel avenir communautaire partagé. Contrairement aux programmes basés sur le bien-être que l’on trouve dans certains contextes coloniaux, la justice transitionnelle met l’accent sur l’injustice et la nécessité d’un processus de justice. La justice transitionnelle considère donc les préjudices comme des injustices à réparer, plutôt que comme des problèmes à résoudre.

C’est en raison de ces possibilités que nous avons réfléchi à l’opportunité de réunir les concepts et les pratiques de la justice transitionnelle avec les réalités et les théories de la colonisation pour réfléchir aux nouvelles façons de penser et d’agir qui pourraient en résulter. L’objectif n’est pas d’appliquer directement la justice transitionnelle aux préjudices subis par les colonisé.e.s, mais d’examiner ce que signifient les cadres de la justice transitionnelle et des contextes de colonie de peuplement pour les mettre en relation : ce que chacun peut offrir à l’autre.

Dans le cadre de ce travail conceptuel, nous reconnaissons les limites des cadres de la justice transitionnelle. Il s’agit notamment de leur focalisation présentiste (sur les conflits récents) et de leur tendance à considérer le passé, le présent et l’avenir comme distincts et linéaires. Cette approche rend difficile l’appréciation de l’impact durable des événements « passés », y compris les événements historiques – tels que le colonialisme. Comme cela est largement reconnu, les mécanismes de justice transitionnelle sont souvent des projets de construction nationale. Ils cherchent à établir la légitimité du nouvel État plutôt qu’à réfléchir à la nécessité de remettre en question la structure de l’État-nation et les cadres institutionnels. En se concentrant sur l’État (colonial), ils placent la souveraineté autochtone à l’extérieur, au lieu de chercher à créer une relation de souverain à souverain, et ne s’appuient pas sur les cadres et les savoirs autochtones. Dans le contexte des préjudices et de la violence que nombre de ces institutions continuent d’infliger aux peuples autochtones (dans le contexte de la police, par exemple, voir Amanda Porter, et dans celui du droit, voir Larissa Behrendt), il est important de remettre en question l’accent mis par la justice transitionnelle sur le renforcement des institutions existantes. De toutes ces façons, les cadres offerts par la justice transitionnelle peuvent ne pas offrir une réponse appropriée aux préjudices coloniaux, et ils peuvent en fait être le reflet d’imaginaires problématiques et de cadres internationaux toujours empreints d’une forte histoire coloniale.

De façon cruciale, les cadres de la justice transitionnelle peuvent également ne pas reconnaître l’injustice et les préjudices comme étant structurels et ne pas y répondre. La justice transitionnelle se concentre essentiellement sur la violence physique, au détriment des préjudices socio-économiques, distributifs et structurels, ainsi que sur les préjudices individuels. Cela signifie que la justice transitionnelle peut ne pas saisir l’intégralité de la violence et des préjudices subis : il s’agit là d’une critique formulée à l’encontre d’un certain nombre de procédures de justice transitionnelle, et cet état de fait est de plus en plus reconnu. Les procédures récentes de justice transitionnelle sont plus attentives aux aspects structurels et individuels, c’est le cas de la Commission de justice de Yoorrook dans l’État australien de Victoria. Le mandat de la commission indique que ses objectifs concernent l’impact collectif et individuel de l’ »injustice systémique », ses causes et ses conséquences. Elle se concentre à la fois sur le passé, ses impacts dans le présent et les possibilités pour l’avenir : celles-ci comprennent le traité, l’autodétermination et la responsabilité de l’État. Cette approche nous éloigne d’une approche étroite basée sur les lois de l’État, pour en adopter une plus large, basée sur les connaissances et les pratiques des Premières Nations.

Ce point est d’une importance capitale en ce qui concerne le colonialisme de peuplement. Le colonialisme dans lequel les colons sont venus pour rester et ne sont jamais repartis (voir Patrick Wolfe) peut être considéré comme une injustice structurelle. Le colonialisme est une forme « normalisée » et permanente de préjudice. Il est inhérent à toutes les formations institutionnelles, sociales, politiques et juridiques, et les façonne. La manière dont il a été caché et normalisé au sein de l’État est en soi une forme de violence. La manière dont cette violence est rendue visible et appréciable est essentielle (sur l’appréciation du préjudice, voir Judith Butler). Son travail a été largement repris par les chercheur.e.s des Premières nations qui ont attiré l’attention sur les structures d’oppression et se sont efforcé.e.s de les remettre en question.

Dans l’ensemble, les ordres juridiques non autochtones n’ont pas réussi à apporter une réponse suffisamment juste à cette injustice structurelle. Avec son orientation présentiste et son ancrage progressiste, le droit pénal international peut servir à reconnaître les préjudices coloniaux tout en les confinant dans un passé intouchable et non justiciable. Les Aborigènes font appel au droit des colons australiens depuis longtemps. Les ordres juridiques coloniaux nationaux, comme le montre la professeure Larissa Behrendt, spécialiste des Eualeyai et des Kamillaroi, en ce qui concerne le droit anglo-australien, ne peuvent pas suffisamment prendre en compte les expériences de génocide que les communautés indigènes ont subies. Dans une affaire juridique déterminante des années 1990, les militants de l’ambassade aborigène ont clairement exprimé que le génocide n’était pas seulement passé, mais qu’il se poursuivait. Si le génocide passé a été reconnu par le tribunal, le génocide en cours ne l’a pas été.

Cependant, le recours répété à ces ordres juridiques fait émerger des possibilités pour répondre aux préjudices coloniaux. Ces précédents juridiques peuvent informer les futurs actions de justice. C’est ce que l’on a observé dans l’affaire intentée par des Kényan.e.s contre le gouvernement britannique pour les abus dont ils avaient été victimes de la part de l’État colonial britannique, qui s’appuyait sur des documents historiques enregistrant le préjudice et attestait la responsabilité de l’État colonial. La « réactivation » de ces documents, comme nous l’avons également constaté dans le cadre de notre collaboration au projet « Minutes of Evidence« , peut également ouvrir de nouvelles conversations qui ramènent le passé dans le présent. La production théâtrale de verbatim, Coranderrk : We Will Show the Country, comprenait les « minutes of evidence » (transcription) de l’enquête parlementaire de 1881 sur la station Coranderrk, qui a entendu des témoignages d’autochtones et de non-autochtones (ainsi que des lettres et des pétitions de l’époque) sur des conditions injustes et une vision de collaboration et de changement, et a permis la création d’espaces, dans les théâtres et les salles de classe, qui ont centré les conversations sur la justice et l’injustice.

Dans le cadre de notre projet, nous avons travaillé avec d’autres personnes pour explorer ces nouvelles conversations et les possibilités de relations justes futures qui pourraient se mettre en place en créant des « points de rencontre » entre le passé et le présent, entre différents domaines de recherche et de pratique et – ce qui est important – entre différents ordres juridiques. Nous avons examiné ce que signifie « maintenir » la justice dans des structures injustes. L’injustice structurelle exige des solutions structurelles. Á Victoria, des initiatives sont en cours pour jeter les bases d’un traité ou de traités qui serviraient de cadre à des relations plus justes entre ces différents ordres juridiques (sur les traités et les accords ailleurs, voir Accords, Traités et Règlements négociés). Cette initiative s’inscrit dans le cadre des travaux de la commission de justice de Yoorrook, en tant que processus d’établissement de la vérité qui se déroule également dans ce lieu. Ces initiatives recoupent les préoccupations traditionnelles de la recherche et de la pratique de la justice transitionnelle, mais elles définiront leur propre voie et refléteront les actions et l’activisme continus et de longue date des communautés locales.

Cet article fait référence au travail collaboratif du projet Minutes of Evidence dans son ensemble, ainsi qu’aux publications clés auxquelles nous avons participé avec Julie Evans et Mark McMillan (Keeping Hold and Justice et « Rethinking Transitional Justice, Redressing Indigenous Harm »). Nous remercions Julie Evans pour ses commentaires sur une version antérieure.

Auteures

Jennifer Balint est professeure d’études socio-juridiques et de criminologie, et directrice de l’école des sciences sociales et politiques de l’université de Melbourne. Son dernier ouvrage s’intitule Keeping Hold of Justice : Encounters between Law and Colonialism (University of Michigan Press 2020, avec Julie Evans, Mark McMillan et Nesam McMillan), issu du projet collaboratif Minutes of Evidence. Elle est l’auteur de Genocide, State Crime and the Law : In the Name of the State (Routledge 2012), et a beaucoup travaillé sur la responsabilité des crimes d’État et l’accès à la justice.

Nesam McMillan est maître de conférences en criminologie à l’École des sciences sociales et politiques de l’Université de Melbourne. Elle aime l’enseignement et la recherche collaborative axée sur la pratique et s’intéresse particulièrement aux questions de communauté et de responsabilité en matière de préjudice. Avec Jennifer Balint, Julie Evans et Mark McMillan, elle est co-auteur de Keeping Hold of Justice : Encounters between Law and Colonialism (University of Michigan Press 2020), issu du projet collaboratif Minutes of Evidence. Elle est également l’auteure de Imagining the International : Crime, Justice, and the Promise of Community (Stanford University Press 2020).

Transitional Justice & Historical Redress

Cet article a été publié dans le cadre de la série spéciale Transitional Justice & Historical Redress, née d’une collaboration entre Avocats Sans Frontières et le Leuven Institute of Criminology.