Comment les partis négocient-ils la décolonisation ? Le cas de la Belgique

Dans cette deuxième contribution à notre série spéciale Transitional Justice & Historical Redress, Valérie Rosoux, directrice de recherche au Fonds belge pour la recherche scientifique (FNRS), revient sur l’expérience de la Commission parlementaire spéciale sur le passé colonial. Elle réfléchit en particulier au rôle des émotions et de la transmission intergénérationnelle de la mémoire dans les négociations sur les héritages post-coloniaux.

Le cas belge est emblématique à plusieurs égards. Tout d’abord, la période coloniale belge est souvent décrite comme une sorte de cas d’école en raison du degré de violence de l’entreprise coloniale. Depuis la publication de l’ouvrage Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad en 1899, le roi Léopold II de Belgique est devenu l’un des principaux symboles de la brutalité coloniale. Sans surprise, ses statues ont été systématiquement visées par les manifestations qui ont suivi la mort de Georges Floyd et le mouvement Black Lives Matter. Outre l’ampleur de la violence coloniale, le cas belge est particulièrement significatif pour une deuxième raison : la nature politique de la Commission. Elle est composée de 19 député.e.s belges qui représentent tous les partis politiques élus, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Certain.e.s député.e.s soutenaient fortement la mise en place de la Commission et ses travaux tandis que d’autres y étaient totalement opposé.e.s. Troisièmement, le mandat de la plupart des commissions mises en place pour faire face au passé colonial est généralement lié à un aspect particulier de ce passé. Dans le cas de la Belgique, le mandat de la Commission parlementaire était extrêmement large. Il ne concernait pas seulement les injustices passées (c’est-à-dire les crimes commis au Congo de 1885 à 1960, et au Burundi et au Rwanda de 1919 à 1962), mais aussi les injustices contemporaines (c’est-à-dire la discrimination actuelle à l’encontre des Afro-descendant.e.s en Belgique). Cette double ambition nous permet d’observer la portée et les limites d’une approche maximaliste. Et quatrièmement, le dernier élément qui justifie le caractère emblématique du cas belge : son issue inattendue – ou plutôt l’absence d’issue. Après deux ans et demi de lectures, d’auditions et de négociations, les membres de la Commission parlementaire ne sont pas parvenu.e.s à un accord politique.

Transmission intergénérationnelle de la mémoire

La notion de « génération » a été étudiée par la sociologie mais n’a pas été l’objet d’une attention importante dans le domaine de la justice transitionnelle. Pourtant, l’implication de deux, voire trois, générations successives dans les processus de justice transitionnelle a un impact critique sur les processus de négociation liés aux injustices historiques. Lorsque plusieurs générations sont impliquées, les parties s’accordent rarement sur ce qui constitue une injustice. Et le passage du temps ne facilite pas la constitution d’un consensus sur cette notion. Au contraire, une succession de crises et de tensions accentue les positions retranchées concernant ce qui est présenté comme des griefs historiques. Il semble donc utile de mieux comprendre les conséquences d’une loyauté intergénérationnelle explicite ou implicite envers ceux.elles qui sont considéré.e.s – par une partie au moins – comme ayant été injustement traité.e.s.

Le cas belge soulève la question suivante : la loyauté intergénérationnelle fondée sur des événements passés tragiques empêche-t-elle systématiquement les parties aux négociations de se rapprocher ? L’absence d’un accord politique final entre les membres de la Commission spéciale montre que même si la plupart des parties prennent en considération la dimension intergénérationnelle de l’héritage colonial, la plupart d’entre elles résistent à la possibilité d’accorder des réparations aux descendant.e.s des victimes. L’importance des émotions telles que la culpabilité, l’humiliation, la colère, la haine et la tristesse explique en grande partie pourquoi la négociation de la justice dans un contexte post-colonial ne peut être réduite à une autre forme de marchandage. Outre la prise en compte des dimensions rationnelles et morales (qui reste essentielle), la compréhension des processus de négociation liés aux injustices historiques nécessite un compréhension des processus psychologiques en jeu, ceux-ci ne faisant pas toujours l’objet d’une attention suffisante dans le domaine de la justice transitionnelle. À cet égard, les praticien.ne.s et les clinicien.ne.s rappellent que les souvenirs familiaux sont souvent transmis aux nouvelles générations de façon partiellement inconsciente.

La notion de « transmission transgénérationnelle » du traumatisme est certes discutable. Certaines voix sceptiques affirment que les enfants des victimes n’héritent pas systématiquement de leurs blessures. Cependant, même si l’on ne considère pas que les « souvenirs traumatiques » sont littéralement transmis à ses enfants et autres proches, de nombreuses études en psychologie sociale démontrent que les deuxième et troisième générations ont toujours de forts sentiments de honte, de culpabilité ou de victimisation, en particulier lorsque les injustices passées n’ont pas été traitées de manière adéquate par la génération de leurs parents.

La durée des processus observés soulève de multiples questions pour la pratique et la théorie : Quelle est la durée ? Devons-nous considérer les descendant.e.s immédiat.e.s des victimes ou adopter une approche à plus long terme ? Si l’on cherche à évaluer l’impact à long terme de la colonisation, comment détecter les processus de transmission émotionnelle, voire inconsciente, entre les générations ? Comment mesurer la transformation des représentations d’une génération à l’autre ? Chacune de ces questions démontre la nécessité d’améliorer les méthodes actuellement disponibles pour jeter des ponts entre les domaines de la négociation, des études de la mémoire et de la justice transitionnelle. D’un point de vue pratique, l’un des défis les plus délicats est de convaincre toutes les parties qu’elles peuvent parvenir à un accord pour le bien des générations actuelles et futures sans se sentir « complices » de la trahison de la mémoire de leurs proches disparu.e.s. À cet égard, les processus de négociation peuvent constituer des points de départ cruciaux, mais pas des points de clôture définitifs.

Des notions de la justice qui s’opposent

Outre l’importance de la transmission intergénérationnelle de la mémoire, le cas belge montre à quel point la notion de justice est centrale. La plupart des partis ont fait référence à la justice comme l’un des principaux objectifs de la Commission. De même, les observateur.rice.s extérieur.e.s ont fréquemment présenté l’initiative parlementaire comme l’occasion pour la Belgique de remédier aux injustices causées par son passé colonial. Les questions de justice et d’équité ont donc été déterminantes pour structurer les discussions au Parlement, même si le mandat officiel de la Commission ne faisait même pas référence à cette notion. Le principal objectif explicitement mis en avant dans le mandat adopté par le Parlement était la réconciliation – et non la justice.

Si l’on considère les opinions recueillies tout au long du processus (des premières consultations à l’automne 2020 aux dernières négociations politiques en décembre 2022), on peut distinguer deux attitudes principales à l’égard du colonialisme. Il est intéressant de noter que l’attitude privilégiée par une personne sur cette question va déterminer sa définition de la notion de justice. La première attitude insiste sur les effets durables des injustices historiques. Elle considère que les méfaits du passé sapent la légitimité des possessions de ressources contemporaines, ce qui justifie le besoin de réparations. La seconde attitude met l’accent sur l’inadéquation de l’utilisation des normes morales actuelles pour juger le passé. Pour les Belges qui sont revenu.e.s du Congo en 1960 et pour la plupart de leurs descendant.e.s, il serait injuste d’être jugé.e.s sur la base de normes morales qui étaient marginales dans la société belge de l’époque.

Le décalage entre ces attitudes est parfaitement visible dans la sphère politique belge. D’un côté, les partis politiques de gauche réclament des excuses officielles (présentées comme une condition sine qua non) et une redistribution équitable des ressources. De l’autre, la plupart des partis politiques de droite refusent catégoriquement l’idée d’une responsabilité rétrospective. Même si tous les partis utilisent le langage de la justice (des partis d’extrême droite aux partis d’extrême gauche), il n’existe aucune zone d’accord potentiel entre ceux.elles qui associent la justice à la réparation et aux réparations, et ceux qui n’acceptent même pas l’opportunité des excuses.

Pour les porte-paroles des associations d’Afro-descendant.e.s, cette seconde attitude démontre que rien n’a changé depuis l’époque coloniale. Pour eux.elles, les excuses officielles sont nécessaires, mais pas suffisantes. Si elles peuvent, certes, permettre de rectifier l’histoire officielle et d’attribuer des responsabilités, elles peuvent cependant sembler insincères, voire obséquieuses, si elles ne sont pas accompagnées d’actions directes et immédiates pour mettre fin aux discriminations actuelles.

Qu’envisager maintenant ?

Il est impossible de nier que l’ensemble du processus a en fait polarisé encore davantage le débat. La déception est énorme. Pourtant, l’absence de recommandations politiques ne peut annuler ce qui a été fait. Un débat officiel a commencé – plus de 150 témoins, expert.e.s et militant.e.s ont partagé leurs points de vue et leur expertise au sein du Parlement. Leurs propos et expériences ont été transcrits et filmés. Le même nombre de personnes (représentant.e.s officiel.le.s, expert.e.s académiques, artistes, représentant.e.s d’organisations de la société civile et étudiant.e.s) a rencontré la délégation belge de député.e.s qui s’est rendue à Kinshasa, Bujumbura et Kigali en septembre 2022. Leurs attentes ont également été systématiquement notifiées et rapportées au Parlement. Leurs messages et leur espoir légitime ne peuvent être effacés.

De nombreuses leçons peuvent être tirées de cette expérience afin de d’optimiser les chances de succès des futurs organes chargés de traiter le passé colonial. La première concerne la nature politique du processus. Le choix d’une Commission parlementaire est-il approprié ? Les arguments en faveur de ce choix étaient principalement de deux ordres : (1) la légitimité de tou.te.s les membres de la Commission pouvait difficilement être mise en doute puisqu’il.elle.s étaient tou.te.s élu.e.s par des citoyen.ne.s belges ; (2) le cadre officiel qui caractérise le Parlement était un signal de volonté politique. Cependant, le rôle ultime et décisif joué par les président.e.s de la plupart des partis politiques démontre les écueils de ce type de processus. L’écart entre l’expérience de la plupart des député.e.s qui participent aux auditions et aux débats depuis plus de deux ans et les décisions inflexibles prises par divers président.e.s de partis politiques (qui n’ont assisté à aucune session de la Commission) est frappant. Malgré toutes les limites de cette Commission spéciale, il est difficile de nier la valeur ajoutée critique des témoignages et des analyses partagés lors des auditions. Leur impact n’a pas été magique et systématiquement transformateur, mais plusieurs député.e.s ont expliqué que le processus a stimulé chez eux.elles une sorte d’introspection et de réflexivité.

Une autre leçon importante qui peut être tirée de cette expérience concerne le calendrier et la durée. Le mandat de la Commission belge était paradoxalement maximaliste en termes d’objectifs et minimaliste en termes de temps, de ressources allouées et d’efforts de sensibilisation. Les résultats attendus étaient : l’analyse des injustices passées et actuelles liées au passé colonial au Congo, au Burundi et au Rwanda, la mise en place d’un plan pour traiter du passé passé colonial et la promotion d’une société inclusive qui favorise la réconciliation. Pour atteindre ces objectifs ambitieux, la Commission disposait d’un peu plus de deux ans. Cependant, ce processus nécessite de nombreux ajustements. Changer les croyances, les représentations et les émotions prend du temps. La reconnaissance de la violence subie ne se fait pas du jour au lendemain. La capacité d’écouter activement, de comprendre, de digérer et de s’adapter, implique une conscience de soi. La mise en œuvre d’un plan qui a pour ambition l’équité et l’égalité ne prend pas des mois mais des années.

Le travail de mémoire lié à la négociation des héritages post-coloniaux est comme une marche en montagne. Il implique des efforts longs et lents, mais permet d’élargir l’horizon pour atteindre des vues incroyables – d’où l’on peut observer non pas une, mais plusieurs vallées.

Cet article est basé sur deux observations participantes de l’auteure du travail de la Commission spéciale mise en place par le Parlement fédéral belge en juillet 2020 pour examiner le passé colonial de la Belgique. La première a eu lieu d’août 2020 à novembre 2021 (panel de 10 expert.e.s chargé.e.s de rédiger le rapport initial, 689 p.), et la seconde a débuté en février 2021 jusqu’à la fin du mandat de la Commission spéciale en décembre 2022 (panel de 3 expert.e.s chargé.e.s de rédiger le rapport final, 112 p.).

Auteure

Valérie Rosoux est directrice de recherche au Fonds belge pour la recherche scientifique (FNRS). Elle enseigne la négociation internationale, la politique de la mémoire et la justice transitionnelle à l’UCLouvain (Belgique). Elle est titulaire d’une licence en philosophie et d’un doctorat en sciences politiques. Elle est membre de l’Académie royale de Belgique. Depuis 2021, elle est boursière Max Planck. Elle a été membre des deux groupes d’expert.e.s nommés par la Commission parlementaire spéciale belge pour assister la commission dans son travail.

Transitional Justice & Historical Redress

Cet article a été publié dans le cadre de la série spéciale Transitional Justice & Historical Redress, née d’une collaboration entre Avocats Sans Frontières et le Leuven Institute of Criminology.