
Avocats Sans Frontières (ASF) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) publient un nouveau rapport qui met en lumière des violations graves et persistantes des droits humains dans les zones de conservation dans le comté d’Isiolo, au nord du Kenya. Le constat est alarmant : alors que les initiatives de conservation se multiplient, les communautés dont les terres et les moyens de subsistance sont affectés, demeurent privées d’accès à la justice lorsqu’elles subissent des violations de leurs droits.
Un droit human bafoué
Selon les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (PDNU), les États comme les acteurs privés ont l’obligation de garantir aux victimes de violations la possibilité de rechercher et d’obtenir justice. Pourtant, dans les zones de conservation d’Isiolo – dont beaucoup sont gérées par la Northern Rangelands Trust (NRT) – le droit à un recours effectif reste largement hors de portée des communautés pastorales. La NRT développant une activité mercantile, avec une gouvernance de type entrepreneurial, et jouant un rôle central dans la gestion du projet de crédits carbone des terres arides du nord du Kenya, les PDNU constituent un cadre pertinent et nécessaire. La NRT fonctionne comme une entreprise privée et, à ce titre, elle est tenue de respecter les droits humains, de mener une diligence raisonnable continue, et de garantir des mécanismes de recours efficaces.
Les membres des communautés rapportent des cas de harcèlement systémique par les forces de sécurité, des restrictions d’accès à leurs terres, voire des exécutions extrajudiciaires. Les défenseur·e·s des droits humains et les leaders communautaires sont de plus en plus pris·e·s pour cible, subissant intimidations et procédures judiciaires abusives, notamment des poursuites-bâillons (SLAPPs) destinées à réduire au silence toute contestation. Les tentatives de recours, judiciaires ou non-judiciaires, sont systématiquement entravées par des obstacles pratiques et procéduraux. Récemment, la Cour de l’environnement et des terres d’Isiolo, dans l’affaire Osman & Others, a jugé inconstitutionnelle la création de certaines zones de conservation dans le comté, soulignant la nécessité impérative de garantir une participation publique effective et une transparence tout au long de la procédure. Cette décision historique rappelle un principe fondamental : les droits fonciers communautaires doivent être reconnus avant toute activité de conservation sur des terres ancestrales.
L’enregistrement foncier : défi majeur et structurel
Au cœur de cette crise se trouve l’absence de reconnaissance formelle des terres communautaires conformément à la Community Land Act du Kenya. Ce vide juridique crée un déséquilibre dangereux : les communautés sont exclues des décisions concernant leurs terres ancestrales et privées des retombées économiques générées par les projets de conservation. L’enregistrement foncier communautaire n’est pas une simple formalité administrative. C’est une condition préalable à la justice, à l’autonomie et à une gouvernance foncière durable.
En l’absence de procédures claires et accessibles pour sécuriser leurs droits fonciers, les communautés perdent également la possibilité de participer de manière significative aux décisions qui affectent leur avenir. Le principe du consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) – fondement du droit international relatif aux peuples autochtones – est largement absent des processus de création de zones de conservation.
L’accès à la justice doit être effectif
Le rapport rappelle à l’ensemble des parties prenantes que les mécanismes de recours doivent respecter les critères d’efficacité définis par les Principes directeurs des Nations Unies : ils doivent être légitimes, accessibles, prévisibles, équitables, compatibles avec les droits humains, transparents et fondés sur le dialogue. À Isiolo, ces critères sont loin d’être remplis.
La conservation ne peut pas se faire au détriment des droits humains.
Recommandations
Pour inverser ces tendances, Avocats Sans Frontières (ASF) et la FIDH appellent à une action urgente :
- Soutenir l’enregistrement des terres communautaires conformément à la Community Land Act du Kenya, et investir dans la sensibilisation du public afin de permettre une prise de décision éclairée et équitable.
- Sensibiliser les communautés à l’existence des mécanismes de recours judiciaires et non-judiciaires.
- Exiger de tous les acteur·rice·s des zones de conservation, y compris les donateur·rice·s et opérateur·rice·s privé·e·s, qu’il·elle·s mènent une diligence raisonnable en matière de droits humains, non seulement au lancement des projets, mais tout au long de leur mise en œuvre.
- Mettre en place des mécanismes de plainte locaux efficaces, accessibles, transparents et réactifs, dans lesquels les communautés ont confiance.
- Protéger l’espace civique en mettant fin au harcèlement et à l’intimidation des défenseur·e·s des droits humains et des leaders communautaires.
- Conditionner les financements des zones de conservation au respect strict des droits humains et des Principes directeurs des Nations Unies. Les fonds publics et privés ne doivent en aucun cas renforcer des modèles de gouvernance abusifs ou opaques.
Une responsabilité partagée
Sur la base d’une analyse documentaire approfondie et d’un travail de terrain mené dans le comté d’Isiolo — incluant des entretiens avec des membres des communautés, des responsables locaux·les, des représentant·e·s gouvernementaux·ale·s et des acteur·rice·s des zones de conservation — ce rapport établit clairement que la responsabilité est partagée entre de multiples parties prenantes.
Les États doivent respecter leurs obligations constitutionnelles et internationales. Les zones de conservation et opérateur·rice·s privé·e·s doivent garantir les droits des communautés locales et autochtones. Le soutien des donateur·rice·s doit être conditionné au respect des droits humains et des Principes directeurs des Nations Unies. Les financements publics et privés ne doivent jamais renforcer des modèles de gouvernance abusifs ou opaques.
L’accès à la justice est un droit humain. Il est temps de le reconnaître comme tel.