La réparation historique par le dialogue : Les initiatives populaires peuvent changer la conversation sur l’esclavage aux Pays-Bas

En l’absence d’une réponse politique nationale coordonnée, les initiatives locales et civiques peuvent jouer un rôle clé dans la promotion de la reconnaissance et de la justice pour le passé colonial. Nicole Immler et Niké Wentholt, de l’université d’études humanistes d’Utrecht, s’appuient sur l’exemple des tables de dialogue Keti Koti aux Pays-Bas pour montrer comment de telles initiatives peuvent contribuer à briser les cycles de déni, à reconnaître la nature systémique des injustices historiques et à transformer l’engagement des citoyens à l’égard du passé colonial.

Pendant des décennies, les politicien.ne.s néerlandais.e.s ont refusé d’aborder la question du passé esclavagiste des Pays-Bas. Malgré tout, des initiatives populaires ont vu le jour afin d’entamer le débat sur la question au niveau national. L’une de ces initiatives porte le nom des « Tables de dialogue Keti Koti » (« chaînes brisées »), une « nouvelle tradition » développée par Mercedes Zandbergen et Machiel Keestra, qui se déroule autour du 1er juillet chaque année, pour commémorer l’abolition de l’esclavage et célébrer l’émancipation. En juin 2022, notre Université d’études humanistes a co-organisé les Tables de dialogue Keti Koti. Guidé.e.s par un chœur de femmes néerlando-surinamaises chantant des chants d’esclavage, et par des questions soigneusement formulées, des étudiant.e.s, des conférencier.ère.s, des partenaires et des invité.e.s ont partagé leurs défis et expériences passés et personnels, assis les un.e.s en face des autres à une longue table. Ces tables de dialogue sont organisées dans l’ensemble des Pays-Bas.

La table de dialogue Keti Koti est un rituel visant à honorer l’histoire. Ce rituel permet de prendre conscience que l’histoire de l’esclavage est une histoire partagée ; d’un côté une histoire de discrimination, d’exploitation et de stigmatisation, de l’autre une histoire de privilèges et d’enrichissement. Mais il fonctionne également comme un rituel de citoyenneté active. Comme nous l’a appris la philosophe Judith Butler, le deuil est un acte politique et éthique ; la personne en deuil fait partie de la société. Le deuil partagé d’un passé commun contribue à la création d’une société inclusive.

Par conséquent, la table de dialogue de Keti Koti constitue un bon exemple de ce que divers spécialistes de la justice transitionnelle (dont Paul Gready et Simon Robins) ont appelé la « justice transformative » – une approche systémique pour traiter les injustices, centrée sur la participation et la construction de lien pour porter le changement. Les rituels peuvent rétablir les liens sociaux et les initiatives de dialogue populaire pourraient potentiellement contribuer à la réparation historique du passé esclavagiste.

Ces dialogues rituels ont commencé par un engagement des communautés des Caraïbes nééerlandaises dans les années 1990, qui a donné lieu à de « profonds remords » exprimés par le ministre néerlandais lors de la conférence de Durban sur le racisme en 2001. Cela a abouti à la création de l‘Institut national pour l’histoire et le patrimoine de l’esclavage (NiNsee) et d’un monument à l’esclavage à Amsterdam (2002), inauguré par la reine Beatrix qui a exprimé les mêmes « profonds remords ». Depuis quelques années, la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage le 1er juillet est diffusée en continu à la télévision nationale. Lors du 150e anniversaire en 2013, la présence du roi Willem-Alexander était purement symbolique. Cependant, en 2020, la commémoration nationale sur le racisme institutionnel a fait l’objet d’un débat au parlement néerlandais, à la suite duquel le gouvernement a créé un « groupe consultatif de dialogue » chargé d’organiser un dialogue sur le passé esclavagiste néerlandais dans différents segments de la société et de commander un rapport intitulé « chaînes du passé », une sorte de catalogue d’instruments de réparation définissant ce à quoi la reconnaissance de l’esclavage devrait ressembler, et reconnaissant l’histoire de l’esclavage comme « un crime contre l’humanité ». Des efforts ont été déployés pour présenter des excuses au niveau national, pour créer un musée national, pour faire du 1er juillet une journée nationale de commémoration, pour stimuler la recherche et l’éducation sur l’histoire et l’héritage de l’esclavage, et pour lancer un fonds du Royaume pour le financement structurel et durable des mesures de réhabilitation, y compris dans les îles des Caraïbes.

Certaines municipalités et certains maires ont présenté leurs excuses (Amsterdam (2021), Rotterdam (2021), Utrecht (2022), Den Haag (2022)), tout comme la Banque nationale néerlandaise et ABN AMRO. Toutes ces institutions ont promis de fournir un soutien structurel pour réparer les préjudices systémiques. Il n’y a pas encore eu d’excuses au niveau national, mais celles-ci devraient se concrétiser d’ici le 1er juillet 2023, ainsi qu’un fonds de 200 millions d’euros pour des projets de sensibilisation.

Lorsque le cabinet a annoncé qu’il présenterait ses excuses avant le 19 décembre 2022 (le premier ministre Rutte aux Pays-Bas et les membres du cabinet au Suriname et dans la partie caraïbe du Royaume), cela a suscité un tollé dans les médias et les groupes concernés se sont sentis court-circuités. Ce processus précipité révèle un malentendu essentiel de la part du gouvernement. Pour les personnes concernées, il ne s’agit pas seulement de demander des excuses, mais aussi de faire partie du processus de décision, par exemple dans le débat sur la question de savoir si c’est le roi Willem-Alexander qui doit présenter des excuses « en tant qu’institution », symbole de l’unité du pays. C’est le processus de réparation au sens large qui importe si l’on ne veut pas que l’inégalité qui persiste dans les processus dirigés par l’État se perpétue.

À Amsterdam, Utrecht et Groningue, de nouvelles histoires de la ville ont été écrites et des guides du patrimoine de l’esclavage ont été élaborés dans le cadre de la « cartographie de l’esclavage ». Les attaques contre les monuments des « héros déchus » (tels que Jan Pieterszoon Coen, l’exécuteur brutal du monopole commercial de la VOC) sont devenues des symboles d’un passé oublié depuis longtemps. Alors que les musées examinent leurs collections d’un œil critique, les universités décolonisent leurs programmes d’études. Les Black Archives établissent des archives et une bibliothèque sur l’histoire des Noir.e.s afin d’offrir de nouvelles connaissances, mais qui fonctionnent également comme des plateformes sociales pour s’engager autour d’une société plus égale et plus juste. Enfin, les débats sur le Père Fouettard (Zwart Piet) – un personnage noir à connotation raciale dans la tradition annuelle de la Saint-Nicolas le 5 décembre (voir Kickout Zwarte Piet) – et le mouvement Black Lives Matter, ont déplacé l’histoire de l’esclavage et son héritage dans les espaces publics et institutionnels.

Mais une réponse politique nationale coordonnée fait toujours défaut. La nature de la responsabilité fragmentaire des entreprises et les excuses individuelles des maires ne peuvent rendre justice à la nature systémique de l’injustice. Ces initiatives s’inscrivent dans le système même qui est à l’origine de l’injustice, où les structures politiques et judiciaires actuelles présentent une trop grande continuité avec celles de l’époque de l’esclavage.

Ces continuités structurelles doivent être critiquées et démantelées. Dans notre recherche Dialogiques de la justice, nous examinons plusieurs cas d’injustice historique, en reconnaissant la nature très systémique de la violence et le déni de l’État et d’autres institutions puissantes qui, encore et encore, présentent l’injustice comme un « incident » excessif dans un système par ailleurs juste.

Le débat sur les réparations en est un exemple paradigmatique. La liste produite par le Advisory Group Dialogue semble être exhaustive. Cependant, notre travail avec les acteur.rice.s de la société civile montre que leurs idées de réparation sont beaucoup plus larges, tandis que la discussion sur les réparations de l’esclavage dans le domaine public reste étroite, réduite à des instruments principalement symboliques (tels que des excuses ou un musée). Les notions plus larges de réparation, de lutte contre la discrimination et le racisme au niveau institutionnel sont manifestement absentes.

Les initiatives populaires brisent progressivement ces cycles de déni. Alors que l’absence de responsabilité politique semble presque insurmontable en théorie, la pratique de la société civile aux Pays-Bas brosse un tableau plus encourageant, avec des initiatives apparemment à petite échelle qui montrent comment nous avons tous été affecté.e.s par la nature systémique de la violence. Les tableaux de Keti Koti illustrent comment une initiative populaire peut changer la façon dont les citoyen.ne.s néerlandai.e.s se rapportent aux questions hautement politiques de la responsabilité et de la discrimination.

L’impact de ces initiatives civiques va au-delà de leur niveau populaire : elles relient le plus personnel au plus politique. Après tout, la reconnaissance et la justice consistent à restaurer les relations sociales. La réparation demande donc des interventions stratégiques et structurées qui montrent l’imbrication du passé et du présent ; le soi et l’autre ; l’individu, la famille, la communauté, la société et ses institutions. Les initiatives locales font appel à la responsabilité des citoyen.ne.s vis-à-vis d’un passé commun et de ses conséquences dans le présent. La société néerlandaise a besoin de nouveaux rituels pour célébrer cette imbrication. Les tables de dialogue Keti Koti répondent à ce besoin de nouveaux rituels pour créer des espaces de rencontre et transformer la conversation nationale. Ce serait un pas courageux et très attendu de la part du gouvernement néerlandais que de relever ce défi.

Auteur.e.s

Niké Wentholt est historienne politique et chercheuse postdoctorale à l’Université d’études humanistes d’Utrecht. Au sein de l’équipe Dialogiques de la justice, elle mène une analyse socio-juridique afin d’explorer de nouvelles façons de penser la reconnaissance et la réparation et d’en faire une boîte à outils. Elle est experte en études est-européennes, justice transitionnelle, politique du passé et recherche narrative.

Nicole Immler est professeure de mémoire historique et de justice transformative à l’université d’études humanistes d’Utrecht. Dans le cadre de son projet d’équipe actuel, Dialogues de la Justice, elle explore le pouvoir des procès civils à traiter l’injustice historique (violence coloniale, missions de paix ratées, abus de l’église et violence écologique). Elle analyse les conditions dans lesquelles les gens se sentent (ou non) reconnus et font l’expérience de la justice, ainsi que le rôle des processus de dialogue dans ce contexte.

Transitional Justice & Historical Redress

Cet article a été publié dans le cadre de la série spéciale Transitional Justice & Historical Redress, née d’une collaboration entre Avocats Sans Frontières et le Leuven Institute of Criminology.