Théoriser la justice transitionnelle pour le passé colonial dans les démocraties établies : Conceptualiser la transition

Dans cet article, Magali Bessone (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) soutient que pour que la justice transitionnelle soit pertinente dans les contextes postcoloniaux, une approche normative du concept de « transition » est nécessaire.

Dans les débats sur la justice transitionnelle, le concept de « transition » est souvent insaisissable. Une évaluation correcte de la signification de la notion de « transition » est essentielle pour redéfinir la justice transitionnelle afin qu’elle puisse être utilisée pour évaluer efficacement si les démocraties dites établies (ici, la France) font face à leur passé colonial d’une manière propice à la justice sociale.

La transition est souvent définie de manière descriptive par la présence et la mise en œuvre de pratiques transitionnelles – l’émergence, dans des situations données ou à certains moments, de mécanismes juridiques ou quasi-juridiques (tribunaux pénaux, purges, indemnisation des victimes) et de mesures extrajudiciaires (lois d’amnistie, politiques mémorielles, commissions de vérité et de réconciliation). Mais si l’on opte pour une approche purement descriptive, deux problèmes se posent.

Premièrement, dans de nombreux cas, toutes les mesures ne sont pas réellement mises en œuvre. Il convient de décider si la présence d’un mécanisme spécifique est nécessaire et suffisante pour parler de « transition », ou si une société peut être considérée comme étant en transition lorsque plusieurs mécanismes complémentaires sont mis en œuvre – certains ont-ils la priorité (normative) sur d’autres ? En particulier, un procès pénal peut ne pas être mis en œuvre si les accusés sont morts ou impossibles à identifier individuellement avec précision. Ou encore, la nature et le montant de l’indemnisation peuvent être impossibles à déterminer en proportion du crime en raison de l’indétermination des relations causales lorsque plusieurs générations s’interposent entre le crime (dépossession de terres, exploitation du travail…) et la demande de réparation. Dans le cas des torts coloniaux, de nombreux mécanismes de transition ne sont tout simplement pas pertinents.

En France, deux types principaux de pratiques transitoires ont été adoptés pour traiter le passé colonial : 1) des mesures mémorielles – adoption de lois dites mémorielles, célébration de journées commémoratives, érection de monuments commémoratifs, de statues ou de plaques de rue, création d’une Fondation pour la mémoire de l’esclavage, rapports officiels sur la mémoire de la colonisation (par exemple le rapport de Benjamin Stora sur les « Questions mémorielles sur la colonisation et la guerre d’Algérie »), etc.

Et 2) les procès civils contre l’Etat français, dont l’objectif était de demander des réparations pour les descendants des personnes réduites en esclavage – procès qui ont tous été perdus par les demandeurs (physiques ou collectifs) jusqu’à présent, principalement en raison d’arguments de prescription. Les mesures mémorielles suffisent-elles pour que l’on puisse dire que la France a adopté une approche de justice transitionnelle à l’égard de son passé colonial ? Ou bien ce vocabulaire n’est-il pas pertinent dans ce contexte ? Des critères normatifs sont nécessaires pour répondre à ces questions.

Deuxièmement, en effet, la simple présence de pratiques identifiées comme « transitoires » ne prouve pas et ne signifie pas, en soi, que le régime qui les met en place est moins répressif, ou plus inclusif, que celui/ceux du passé. La volonté d’afficher ouvertement, par certaines pratiques transitoires, que le présent est différent du passé n’est pas en soi une marque de progrès moral et politique. Certaines mesures peuvent également masquer la continuité d’autres formes de domination et d’inégalité – par exemple des catégories administratives et des pratiques économiques coloniales aux pratiques néocoloniales.

Par conséquent, l’approche descriptive de la transition ne parvient pas à identifier clairement les pratiques de transition qui sont intrinsèques au concept de transition, et elle ne fournit pas les critères permettant d’évaluer la justice de ces pratiques. L’approche descriptive de la « transition » doit être abandonnée au profit d’une approche plus explicitement normative, qui distingue explicitement les processus de transition justes et injustes.

Comprendre la  » transition  » et identifier la relation politique d’une société avec son passé colonial comme une situation  » transitionnelle « , nécessite d’évaluer les raisons et les objectifs des pratiques visant à traiter le passé, telles qu’elles sont exprimées publiquement, ou telles qu’elles peuvent être déduites de l’enchevêtrement de ces pratiques spécifiques avec les systèmes de justice ordinaires et les politiques publiques de justice sociale redistributive. La France peut être considérée comme s’engageant dans la justice transitionnelle en ce qui concerne son passé colonial, si l’on peut raisonnablement déduire de ses décisions socio-politiques et économiques lorsqu’elle répond aux besoins, droits et intérêts des populations anciennement colonisées, qu’elle s’engage à modifier substantiellement les principes normatifs qui fondent et justifient la structure injuste et l’exercice oppressif des relations de pouvoir entre l’ancien colonisateur et les populations anciennement colonisées – tant au niveau national qu’au niveau international. Par exemple, si, d’une part, elle exprime sa volonté de reconnaître les nombreuses injustices liées à la guerre d’indépendance algérienne, mais que, d’autre part, elle refuse d’ouvrir et de déclassifier les archives, d’accorder systématiquement des visas de recherche ou d’identifier clairement l’origine des restes humains restitués aux résistants, elle laisse planer un doute raisonnable quant à son engagement en faveur de la justice.

Dans cette approche normative, une transition juste est définie par la transformation matériellement attestée des raisons et des motifs soutenus par le public pour des mesures sociopolitiques et économiques de justice sociale. Elles doivent exprimer – et peuvent raisonnablement être interprétées par toutes les parties concernées comme favorisant – la subjectivation politique, la parité de participation, la responsabilité de l’État et la confiance des citoyens. Les mesures visant à accepter le passé sont justes si et seulement si elles créent les conditions dans lesquelles il est raisonnable pour tous de rechercher la réconciliation entre eux et avec les institutions politiques.

Si l’on suit cette voie normative pour redéfinir la transition et l’appliquer à la relation entre les démocraties établies et leur passé colonial, deux autres points doivent être pris en considération.

1) En raison de la nature durable des préjudices causés par le système colonial, les torts qui doivent être traités ne sont pas (seulement) des événements passés, mais aussi des inégalités et des injustices structurelles actuelles. En d’autres termes, bien que l’esclavage ait été aboli en France il y a plus de 150 ans et que les guerres de décolonisation aient pris fin il y a plus de 50 ans, l’organisation sociopolitique et économique injuste que le système esclavagiste et le colonialisme ont mise en place n’a pas entièrement disparu des pratiques routinières, des configurations institutionnelles et des représentations mentales contemporaines. Par exemple, d’une part, la France a un credo républicain solide sur l’homogénéité du peuple français et l’illégitimité de prendre en compte les différences particulières dans la construction de la citoyenneté française. D’autre part, l’enseignement de l’histoire nationale, et notamment de l’histoire de l’esclavage, diffère selon les territoires : dans les sections générales des lycées de l’Hexagone, rien n’est dit dans les programmes sur la première abolition de l’esclavage, ni sur la révolution haïtienne, alors qu’elles sont étudiées en détail dans les lycées d’outre-mer, dans lesquels l’histoire de France est enseignée avec des programmes « adaptés » à la population (voir le rapport sur l’éducation sur le site de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage).

C’est pourquoi le passage du temps est une arme à double tranchant lorsque l’on conçoit la « transition » : d’une part, de nombreuses années ont passé et de nombreuses générations sont mortes – les crimes sont de l’histoire ; d’autre part, les relations politiques, sociales, raciales et économiques sont restées en grande partie profondément asymétriques et n’ont pas été abordées comme des « problèmes » potentiels de justice à résoudre. La relation de la France contemporaine avec son passé colonial est utilement conçue en termes de transition et d’injustices persistantes : elle permet de reconnaître la violence, la brutalité et l’injustice du passé, les façons dont ce passé est encore significatif dans le présent, et l’importance de viser un avenir meilleur et plus inclusif.

2) Définie comme suggéré ci-dessus, la transition est un concept normatif qui n’est pas lié à une définition spécifique de la justice ou de la démocratie : ce qui compte comme une raison suffisante pour une mesure de transformation doit être attesté par toutes les parties concernées. Et la justice transitionnelle ne prétend pas couvrir l’ensemble du domaine normatif de la justice dans les sociétés postcoloniales : affirmer que la France doit encore reconnaître et admettre la signification de son passé esclavagiste et colonial, et créer les conditions sociopolitiques et économiques pour parvenir à l’égalité au niveau national et international avec ses populations anciennement colonisées, ne signifie pas que les processus ordinaires de justice pénale, compensatoire et redistributive ne sont pas également indispensables lorsqu’ils sont pertinents.

La justice transitionnelle n’est qu’un « outil parmi d’autres » pour la justice postcoloniale. Mais, dans le cadre d’une approche explicitement normative, la transition est un outil critique très utile pour la justice, puisqu’elle fournit un critère clair pour évaluer la réalité de l’engagement politique en faveur de la transformation des structures injustes.

Auteure

Magali Bessone est professeur de philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’ISJPS (Institut des Sciences Juridique et Philosophique de la Sorbonne, UMR 8103), chercheur associé au CIRESC et membre du comité scientifique de la Fondation française pour la mémoire de l’esclavage. Ses recherches portent sur les théories de la justice et les théories critiques de la race et du racisme. Elle est l’auteure de Faire justice de l’irréparable (Vrin, 2019), Sans distinction de race ? (Vrin, 2013), co-éditrice, avec Myriam Cottias, d’un Lexique des réparations de l’esclavage (Karthala, 2021), et co-auteure, avec Matthieu Renault, de WEB Du Bois, Double conscience et condition raciale (Amsterdam, 2021).

Transitional Justice & Historical Redress

Cet article a été publié dans le cadre de la série spéciale Transitional Justice & Historical Redress, née d’une collaboration entre Avocats Sans Frontières et le Leuven Institute of Criminology.