Tunisie : les personnes en situation de migration menacées par la montée des discours et politiques discriminatoires

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Cet article est issu du rapport annuel 2023 d’ASF.

En raison de sa position géographique et de sa proximité avec les côtes européennes, la Tunisie a longtemps été considérée comme un pays majeur de transit pour les personnes migrantes subsaharien‧ne‧s. Toutefois, les mesures de sécurité renforcées et la militarisation des frontières de l’Union européenne ainsi que les politiques d’externalisation des frontières, ont fait de la Tunisie un pays d’installation pour de nombreuses personnes en situation de migration.

Dans un contexte dans lequel la Tunisie ne dispose pas de stratégie nationale sur les migrations ou de cadre législatif adéquat et conforme aux standards internationaux en matière d’asile, les personnes migrantes, les réfugié‧e‧s et les demandeurs‧euses d’asile se trouvent confronté‧e‧s à un vide juridique préoccupant.

Cette déficience au niveau des politiques publiques conjuguée à un cadre juridique extrêmement répressif et à la montée sans précédent d’un discours discriminant et xénophobe, ont contribué au déclenchement d’une crise majeure qui a débouché sur une explosion des violations des droits humains des personnes en situation de migration en 2023.

S’inscrivant dans la continuité d’une grande campagne d’appel à la haine et à la violence qui s’est propagée pendant plusieurs mois sur les réseaux sociaux, le président de la république prononça, lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale le 21 février 2023, un discours entérinant une rhétorique raciste et xénophobe, associant la migration à un complot visant à altérer la composition démographique du pays et menaçant son identité arabo-musulmane. Il a également établi un lien entre la présence des personnes migrantes subsaharien.ne.s et l’augmentation du taux de criminalité en Tunisie, entraînant une vague de violences xénophobes contre les personnes en situation de migration subsaharien.ne.s ainsi que des arrestations policières et des expulsions massives.

Suite à cette campagne, des centaines de personnes se sont retrouvées à la rue , chassées de leur domicile et de leur lieu de travail, forcées de retourner dans leurs pays d’origine sous couvert d’un prétendu retour volontaire. Plusieurs témoignages de séquestration, de lynchage public, de viol ont été enregistrés.

De nombreuses constatations alarmantes ont été faites par les avocat.e.s et les partenaires d’ASF concernant le traitement des personnes migrantes lors de cette crise : des contrôles au faciès, des arrestations dans l’espace public fondées sur des critères discriminatoires tels que la couleur de peau, des interpellations dans les commissariats y compris pour les personnes en situation de migration résidant de façon régulière, et des arrestations sur les lieux de travail ou lors de descentes dans des quartiers à forte population migrante. De plus, lors des gardes à vue, des vices de procédures ont été relevés par les avocat.e.s d’ASF, notamment l’absence de traducteur.rice.s, l’utilisation de procès-verbaux d’audition identiques pour des situations différentes, et le non-respect de l’examen médical obligatoire pour certaines personnes migrantes blessées ou souffrant de problèmes de santé. Ces pratiques soulèvent de sérieuses préoccupations quant au respect des droits fondamentaux des personnes en situation de migrationdf et à l’équité des procédures judiciaires.


Début juillet 2023, une deuxième crise a éclaté, cette fois centrée autour de la région de Sfax. Refoulées par les autorités tunisiennes, des centaines de personnes, parmi lesquelles des femmes enceintes et des enfants en bas âge, se sont retrouvées piégées dans une zone désertique sous contrôle militaire, connue comme une zone tampon le long de la frontière tuniso-libyenne. Elles ont enduré plusieurs jours sans accès à l’eau, à la nourriture et aux soins médicaux, sous un soleil de plomb avec des températures avoisinant les 47° sans qu’aucune association ni activiste ou même des habitant.e.s proches de la zone frontalière n’aient pu leur venir en aide en raison des interdictions d’accès imposées par les autorités.

Dans le cadre du projet Promitad, ASF a fourni un total de 179 consultations juridiques pour des personnes migrantes ainsi que pour des Tunisien‧ne‧s en situation de vulnérabilité. Cette approche inclusive témoigne de l’engagement d’ASF envers la protection des droits et la promotion de l’accès à la justice pour tou‧te‧s, sans distinction d’origine ou de statut.

Dès le début de la crise de février 2023, ASF a mis à la disposition d’associations, d’activistes et de militant.e.s, un mécanisme de référencement pour qu’ils et elles puissent signaler rapidement les violations des droits humains dont sont victimes les personnes en situation de migration et ainsi permettre à ASF de déployer rapidement et efficacement son dispositif d’aide légale.

Dans le cadre de cette initiative, une cellule d’orientation et de référencement a été mise en place, en coordination avec nos partenaires du projet Promitad et au-delà. Des points focaux ont été désignés pour assurer l’accueil téléphonique et recueillir les besoins juridiques, sociaux notamment en matière d’hébergement. Par la suite, le recours au mécanisme de prise en charge juridique est assuré par le pool d’avocat.e.s, réparti dans différentes régions du pays. Plus de 20 avocat.e.s ont été mobilisé.e.s et se sont déployé.e.s en urgence pour accompagner efficacement les personnes migrantes arbitrairement arrêtées et victimes de graves violations des droits humains durant cette crise sans précèdent.

Grâce au mécanisme de monitoring mis en place par ASF, nous avons pu recenser et documenter plus de 900 arrestations de personnes en situation de migration dans plusieurs régions, notamment le Grand Tunis, Sfax, Sousse, Médenine, Le Kef, Kasserine et Bizerte, pendant la crise de février et mars 2023.

La crise de juillet 2023

Pendant la crise de juillet 2023, ASF a maintenu une coordination étroite avec ses partenaires dans la région de Sfax et de Médenine, notamment avec l’association Tunisie Terre d’Asile, Médecins du Monde, le bureau national et régional de la Ligue Tunisienne de défense des Droits de l’Homme (LTDH), ainsi qu’avec le bureau de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD).

Le pool d’avocat.e.s d’ASF déployé à Sfax a entrepris des actions d’urgence essentielles pour 33 bénéficiaires, comprenant des séances de consultations juridiques dans les structures sous la tutelle du ministère des affaires sociales, 10 accompagnements durant l’enquête préliminaire (dont 7 dans des affaires d’agression contre des personnes migrantes), 5 assistances judiciaires pour un grand nombre de personnes en situation de migration devant le tribunal de première instance de Sfax, et 6 représentations devant le tribunal cantonal. Les avocat.e.s d’ASF, en coordination avec les sections régionales de la LTDH, ont également visité plusieurs prisons afin d’identifier des personnes migrantes détenu.e.s signalé.e.s disparu.e.s par leurs proches.

ASF avait estimé qu’environ 350 personnes en situation de migration étaient détenues dans la prison civile de Sfax suite à la vague d’arrestation opérée pendant la crise de juillet. Ils et elles ont été poursuivi.e.s pour entrée et séjour irréguliers.

Afin de favoriser une prise en charge optimale, coordonnée et multisectorielle des personnes migrantes, des réunions d’échange et de coordination ont été organisées par ASF lors des deux crises, réunissant les principaux.les acteur.rice.s de la protection des personnes migrantes en Tunisie ainsi que les organisations de la société civile partenaires. L’objectif de ces rencontres a permis de trouver des solutions pratiques pour répondre efficacement et rapidement à cette crise humanitaire.

En parallèle, des réunions d’analyse de bonnes pratiques ont été lancées, avec la participation des avocat.e.s du pool d’ASF et des avocat.e.s d’autres organisations, afin de discuter des défis rencontrés dans la prise en charge juridique et judiciaire des personnes en situation de migration au cours de la première crise, les vices de procédures relevés, afin de leur assurer une stratégie de défense et un accompagnement plus efficaces et adaptés à l’acharnement judicaire et aux violations dont il.elle.s sont victimes.

ASF a également pris l’initiative de saisir le Comité pour l’Élimination de la Discrimination Raciale (CERD) des Nations Unies, en coordination avec le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), pour déposer une plainte concernant « les violations des droits des personnes migrantes en Tunisie et les actions discriminatoires contre eux ». Cette plainte a été envoyée le 24 février 2023 puis mise à jour les 13 mars et 11 juillet 2023.

Suite à la première plainte déposée, le CERD a émis le 31 mars 2024 une déclaration concernant le discours de haine dirigé contre les personnes en situation de migration africaines sub-saharien.ne.s en Tunisie, déclenchant ainsi une procédure d’alerte précoce et d’action urgente. Cette déclaration comporte plusieurs demandes adressées aux autorités tunisiennes, notamment de veiller au respect effectif des obligations internationales en matière de droits humains, de mettre fin immédiatement aux arrestations et détentions collectives de personnes migrantes, de libérer sans délai ceux.elles qui sont arbitrairement détenu.e.s (en particulier les femmes et enfants), de permettre aux personnes en situation de migration de demander l’asile, d’établir un mécanisme national de détermination du statut de réfugié.e, et de respecter le principe de non-refoulement.