Dans cet article, Claire Wright (Queen’s University Belfast), Bill Rolston (Ulster University) et Fionnuala Ní Aoláin (University of Minnesota Law and OHCHR) expliquent comment, malgré le silence généralisé de l’accord de paix colombien sur le colonialisme, les institutions de justice transitionnelle auxquelles il a donné naissance ont cherché à s’attaquer aux structures historiques d’exclusion issues de l’histoire coloniale de la Colombie. La contribution des auteur.e.s à ce blog est basée sur des activités et des recherches soutenues par le GCRF Gender, Justice and Security Hub.
Il existe trois perspectives dans la littérature académique concernant la capacité de la justice transitionnelle (JT) à traiter des héritages coloniaux. Et celles-ci ne s’excluent pas mutuellement :
1) la JT a l’obligation de défaire les héritages coloniaux ;
2) la JT doit d’abord se décoloniser ; et
3) le projet de défaire les héritages coloniaux est trop radical pour la JT et nécessite donc une approche différente.
Dans le cadre d’un projet que nous menons actuellement sur le cas de la Colombie, nous proposons une quatrième perspective : bien que la justice transitionnelle ne soit généralement pas en mesure d’intégrer une approche historique, elle peut au moins offrir une opportunité de mettre en lumière la pertinence d’intégrer la question des héritages coloniaux dans la recherche de la paix et la gestion des conflits.
L’Accord de paix de La Havane fut signé en 2016, après plusieurs années de négociations entre le gouvernement colombien et les représentant.e.s des FARC-EP. L’accord a été considéré comme emblématique au niveau mondial car il offrait une issue pacifique à des décennies de conflit et car il offrait une approche novatrice pour aborder la question de la répartition des terres et intégrait une perspective transversale sur la question du genre dans le processus. La proposition innovante de mettre en place une Juridiction spéciale pour la paix (JEP) est à noter également. L’accord avait reçu beaucoup d’attention à l’international et l’ancien président Juan Manuel Santos reçut le prix Nobel de la paix en 2016 pour son implication dans le processus.
Cependant, nous soutenions, dans un article récent, que la question du colonialisme est globalement restée absente à la fois tout autant durant les négociations que le texte de l’accord, où elle n’est que très brièvement abordée. Malgré cette omission, nous soutenons que la question des héritages coloniaux a constitué des obstacles à différentes étapes du processus : 1) pendant les négociations, puisque les représentant.e.s des peuples indigènes et afrodescendants n’ont été inclu.e.s que dans les derniers mois du processus ; 2) pendant le référendum, lorsque l’élite conservatrice a cherché – et obtenu – le rejet de l’accord par une partie considérable de la société, en critiquant la soi-disant « idéologie du genre » ; et 3) dans la mise en œuvre finale de l’accord, étant donné l’opposition des propriétaires fonciers contemporains à la redistribution des terres.
Malgré l’omission de la question de l’héritage colonial dans le processus de paix et – ironiquement – les difficultés créées par les héritages coloniaux, il y a eu des efforts importants pour surmonter les structures historiques d’exclusion, basées sur la hiérarchie raciale établie par le colonialisme espagnol. Par exemple, le Système intégral de vérité, justice, réparation et non-répétition (SIVJRNR) a établi un protocole interculturel et a également fait l’objet d’un processus de consultation préalable des peuples indigènes. En outre, plusieurs magistrat.e.s indigènes et afrodescendants ont été sélectionné.e.s pour siéger au JEP et, un commissaire indigène et un commissaire afrodescendant ont été choisis par la Commission Vérité. L’inclusion d’une perspective interculturelle au sein de deux institutions clés de la justice transitionnelle constitue un pas en avant évident vers un modèle décolonial de justice transitionnelle en Colombie.
Or, c’est dans le rapport final de la Commission Vérité que le colonialisme a été le plus clairement et publiquement formulé comme une source de violence et d’injustice structurelles. Lors de la présentation télévisée du rapport, Francisco de Roux – président de la Commission – a fait référence à plusieurs reprises à l’importance de défaire les héritages du colonialisme et de l’esclavage. De même, dans les chapitres qui ont été publiés jusqu’à présent, le colonialisme est mis en avant comme un facteur expliquant le conflit. Par exemple, dans le chapitre contenant les principales conclusions, on trouve une série de réflexions assez profondes sur les racines coloniales des inégalités structurelles contemporaines – notamment l’impact du système de l’hacienda sur la (non) distribution des terres, la dépossession des « terres incultes », une démocratie de faible intensité et une société profondément raciste. Puis, dans le chapitre intitulé « Appel à la grande paix », une exhortation est faite « à toute la nation pour surmonter le racisme structurel, le colonialisme et l’exclusion injuste et immensément maladroite infligée aux peuples indigènes, afro-colombiens, raizal et roms, frappés de manière disproportionnée par la guerre… » La question du colonialisme se reflète désormais dans l’agenda pour la paix en Colombie.
Il est également important de noter que la situation politique actuelle est également favorable à la mise en lumière d’un agenda décolonial. Comme c’est le cas dans d’autres régions du monde, Black Lives Matter a également résonné en Colombie, notamment dans des contextes caractérisés par la violence et le racisme structurel, comme dans la ville portuaire de Buenaventura. En outre, en 2022, Francia Márquez, une leader sociale et environnementale d’origine africaine, a émergé comme candidate à la vice-présidence et a obtenu gain de cause. L’impact symbolique d’une femme noire à l’un des postes les plus importants du pays ne doit pas être sous-estimé, dans une société qui continue de se structurer selon une hiérarchie raciale coloniale. En outre, elle utilise des expressions décoloniales, qui trouvent un écho auprès des personnes en marge de la société, qu’elle appelle les « nadie » (« personne/rien »), en référence à un poème d’Eduardo Galeano.
Dans de nombreux pays d’Amérique latine et, en fait, dans différentes parties du monde, le passé colonial a été effacé, dans une large mesure, du discours public, en raison des efforts déployés par les États « indépendants » pour créer des identités nationales distinctes du passé. Pour faire face aux multiples héritages du colonialisme qui perdurent jusqu’à aujourd’hui dans de tels contextes, la première étape consiste à identifier les racines historiques des structures contemporaines d’inégalité, d’exclusion et de violence. Il s’agit de les nommer et de les mettre à l’ordre du jour. Comme le montre le cas de la Colombie, la justice transitionnelle peut offrir une fenêtre d’opportunité qui s’ouvre très progressivement, pour offrir une meilleure vision de la pertinence du colonialisme à l’heure actuelle avant d’explorer les moyens de traiter ces héritages persistants et omniprésents.
Auteur.e.s
Claire Wright est actuellement chargée de recherche à la faculté de droit de la Queen’s University de Belfast. Elle a été maître de conférences pendant plusieurs années au Mexique. Ses recherches portent sur les politiques relatives aux droits humains en Amérique latine, en particulier sur le rôle des institutions d’urgence et des différences ethniques.
Bill Rolston est professeur émérite et ancien directeur du Transitional Justice Institute de l’Université d’Ulster. Il a mené des recherches et écrit de nombreux articles sur l’héritage des conflits et sur la transformation post-conflit, principalement mais pas uniquement sur l’Irlande du Nord.
Fionnuala Ní Aoláin est à la fois Regents Professor à la faculté de droit de l’université du Minnesota et professeure de droit à la Queen’s university de Belfast. Elle a publié de nombreux articles sur les questions de genre, la régulation des conflits, la justice transitionnelle et la lutte contre le terrorisme. Fionnuala est actuellement la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits humains et le contre-terrorisme.
Transitional Justice & Historical Redress
Cet article a été publié dans le cadre de la série spéciale Transitional Justice & Historical Redress, née d’une collaboration entre Avocats Sans Frontières et le Leuven Institute of Criminology.