Indonésie : 5 ans à soutenir l’accès à la justice

En 2017, ASF lançait ses activités en Indonésie avec deux partenaires locaux.les. Dans le cadre de cette collaboration, nous avons œuvré pour accroître l’accès aux mécanismes de justice formelle et informelle pour les groupes marginalisés et en situation de vulnérabilité, grâce à des services adaptés implémentés au niveau communautaire. Un accent particulier a été mis sur la formation et le soutien des parajuristes afin qu’il.elle.s puissent répondre aux besoin des populations locales en matière de justice.

Dans les pays où il y a très peu d’avocat.e.s par habitant, les parajuristes sont des praticien.ne.s qui ne possèdent pas de diplôme en droit mais qui ont une connaissance et une compréhension de base de la loi et donnent des conseils juridiques à la population. ASF a travaillé avec des parajuristes dans plusieurs de ses pays d’intervention car il.elle.s peuvent être des acteur.rice.s fondamentaux.les pour aider les populations locales à accéder à la justice.

Une étude de perception de base sur les parajuristes et le rôle qu’ils peuvent jouer dans le renforcement de l’accès à la justice a été réalisée au début du projet. Ses conclusions ont été utilisées pour créer des modules de formation. Ces modules ont ensuite été utilisés par plusieurs organisations locales pour renforcer les capacités des parajuristes. Ils abordent un large éventail de sujets, et on été adapté thématiquement et en fonction des zones géographiques afin de les rendre plus flexibles et utiles pour un maximum d’organisations. D’après nos partenaires, celui-ci fut particulièrement précieux pour promouvoir la réforme de la législation encadrant l’aide juridique adoptée à Bali en 2019.

Dans le cadre du projet, trois plateformes numériques ont été lancées pour soutenir les organisations de la société civile.

Un système de gestion des cas a été créé et est maintenant utilisé par plusieurs organisations pour gérer les cas sur lesquels elles travaillent dans une base de données. Il a été développé en open source afin que toute organisation d’aide juridique puisse l’utiliser librement.

Le système d’information parajuridique a été créé pour aider les parajuristes à demander et à recevoir un soutien juridique de la part des avocat.e.s afin de les aider dans les affaires sur lesquelles il.elle.s travaillent.

Enfin, une application appelée E-resource a été créée pour permettre aux prestataires de services d’aide juridique d’accéder à des livres et autres ressources.

Pour soutenir les efforts de plaidoyer, une communauté de pratique a été créée avec de multiples parties prenantes travaillant sur les questions d’aide juridique. Elle a permis aux membres de débattre des futures réformes législatives à promouvoir.

Ces 5 années en Indonésie nous ont permis, ainsi qu’à nos partenaires, de tirer des conclusions importantes concernant l’accès à la justice dans la région. Tout d’abord, il est indéniable que les parajuristes jouent un rôle essentiel pour subvenir aux besoins des populations locales en matière de justice. Leur statut doit être davantage reconnu par les autorités locales et nationales. Deuxièmement, la production de modules de formation flexibles avec la possibilité de choisir les matériaux est plus facile à reproduire et devrait être privilégiée par rapport à un module de formation unique. Enfin, même si l’utilisation de plateformes numériques pour renforcer les capacités des organisations de la société civile est prometteuse, elle s’est avérée très coûteuse et longue à mettre en œuvre. Elle doit être adaptée à chaque organisation, ce qui peut prendre des mois de discussions. La disponibilité d’un agent informatique et la maintenance par le biais d’une source de financement doivent être trouvées pour assurer la durabilité du service.

Les droits humains, grands absents de la gestion de crise Covid-19

Après le déni opposé à la crise sanitaire, c’est un sentiment de sidération qui a prévalu de par le monde face à la nature sans précédent des mesures prises, et leur ampleur. Plus de la moitié de la population mondiale s’est en effet retrouvée confinée, avec des conséquences sur la vie économique, sociale, physique et mentale différentes selon les situations individuelles et des variantes d’ordre plus structurel.

Comme tout un chacun, ASF a dû adapter son mode de fonctionnement, et ce dans des contextes très différents et parfois très volatiles. Très vite, un dénominateur commun est apparu dans tous ces contextes, qu’il s’agisse d’États soumis à des régimes autoritaires, en situation post-conflit, en transition démocratique, ou encore des démocraties dites consolidées : les droits humains ont été quasi-systématiquement absents des discours politiques et des réflexions menant à la prise de décision des autorités. Et pourtant, chaque mesure adoptée dans le cadre de la crise sanitaire a engendré la limitation de droits et de libertés, parfois en ricochet. L’interdiction de circulation a ainsi non seulement porté atteinte à la liberté de mouvement, mais également au droit à l’éducation, au droit au travail, voire dans certains cas au droit à la santé ou au droit à l’alimentation.

Or, un droit humain ne peut être limité qu’en vertu d’une loi et de manière strictement proportionnée par rapport à l’objectif poursuivi. Ceci va de pair avec le principe de nécessité en vertu duquel, face à une palette d’options, l’État doit nécessairement opter pour la moins attentatoire aux droits et libertés. Ces principes, alors qu’ils auraient dû guider la réflexion, n’ont reçu que peu d’écho dans la prise de décision politique.

Avec la volonté de défendre et promouvoir l’approche centrée sur les droits humains, ASF et ses partenaires ont développé un cadre de monitoring de l’impact des mesures Covid-19 sur les droits humains et les principes de l’État de droit, dès mars 2020 en Tunisie, en Ouganda, en Indonésie, en République démocratique du Congo et en Belgique. Ce monitoring a été complété par de nombreuses actions sur les questions d’accès à la justice, en particulier s’agissant du thème de la surpopulation carcérale. L’intégration systématique d’une « approche Covid-19 » a permis de mettre en évidence de multiples entorses, tous systèmes politiques confondus, aux principes essentiels de protection et promotion des droits humains. Les données récoltées dans ces quelques pays permettent, en tant qu’illustrations de tendances beaucoup plus générales, de dresser un inquiétant tableau à l’échelle globale.

L’absence de cadre de gouvernance international ou régional sur ces questions, a tout d’abord entraîné des réactions en chaîne de nature ad hoc, autour d’un renforcement quasi-systématique des pouvoirs exécutifs, même lorsque des solutions moins attentatoires aux libertés s’offraient aux décideurs politiques. Ceci a engendré une importante personnification de la réponse sanitaire, dans la mesure où ces renforcements sans précédent des pouvoirs exécutifs, comme en Tunisie ou en Ouganda, ont fait dépendre – et potentiellement soumis à l’arbitraire – le respect des droits humains d’un nombre limité de personnes.

De manière récurrente, il a également été observé que les mesures adoptées étaient souvent floues, tant quant à leur portée dans le temps que sur leur contenu. Le non-respect des mesures de distanciation sociale ou de confinement s’est souvent accompagné de mesures de criminalisation qui ont, à de multiples reprises, porté atteinte au principe de légalité des délits et des peines. En Indonésie, ces sanctions ont ainsi été édictées par des autorités administratives – et non la représentation nationale – et parfois sans aucun fondement juridique. Une grande place a été laissée à l’interprétation des forces de sécurité, autant de marge laissée à l’arbitraire et au potentiel d’abus, en particulier dans des États déjà fortement policiers. Dans certains cas, les autorités n’ont pas hésité à instrumentaliser les mesures de Covid-19 pour restreindre encore un peu plus l’espace civique et contraindre les défenseur.se.s des droits humains au silence.

Cette forte tendance à la criminalisation, qui a pu aller jusqu’à la détention des personnes en infraction, s’est ainsi inscrite en porte-à-faux avec la logique-même de distanciation sociale prônée par les autorités dans des contextes de forte surpopulation carcérale. La suspension des activités judiciaires a également conduit à la détention prolongée et potentiellement illégale de personnes en situation de détention préventive ou provisoire. Les appels à la déflation carcérale déjà préexistant à cette crise sanitaire se sont multipliés face à la vulnérabilité accrue des détenu.e.s, et les atteintes disproportionnées à leurs droits causées par la suspension du droit de visite. Si certains États, comme l’Ouganda ou la Tunisie, ont finalement procédé à la libération – parfois provisoire seulement – des détenu.e.s en fin de peine ou condamné.e.s pour délits mineurs, l’effet d’annonce s’est vite estompé alors que les  prisons ont vite retrouvé un taux d’occupation similaire, sinon supérieur, à celui qui prévalait avant le début de la crise

La situation des détenu.e.s n’est qu’une illustration de l’impact différencié et potentiellement discriminatoire des mesures sanitaires subies par les catégories de personnes déjà en situation de vulnérabilité. La recrudescence des cas de violences basées sur le genre, notamment en contexte domestique, a été systématique ; les fragilités préexistantes ont encore davantage exposé les personnes, non seulement à la crise sanitaire, mais également à ses conséquences socioéconomiques ravageuses. Une étude menée en Belgique l’a très clairement mis en évidence, alors que les mesures, a priori neutres dans leur formulation, ont produit des effets particulièrement néfastes sur les personnes migrantes, les personnes racisées et les détenu.e.s, s’apparentant ainsi à des mesures de discrimination indirecte.

Ces diverses tendances observées ne constituent finalement que l’exacerbation de fragilités structurelles et individuelles qui préexistaient à la crise. Alors que les perspectives de sortie de crise sont elles-mêmes incertaines, il est plus important que jamais de poursuivre et ancrer ce travail de monitoring et, surtout, d’intégrer l’approche centrée sur les droits humains dans les mécanismes de gouvernance et d’évaluation mis en place tout au long de cette année. Les sociétés civiles ont été bien trop reléguées à leur rôle de chienne de garde, sans qu’un espace ne leur soit mis à disposition pour qu’elles puissent participer constructivement – sur la base notamment des données de terrain telles que celles récoltées par ASF et ses partenaires – à ces cadres de dialogue.

La crise sanitaire en Belgique : Un terrain fertile pour les discriminations indirectes ?

Avocats Sans Frontières publie une étude sur l’impact indirectement discriminatoire des politiques d’urgence belges sur certaines catégories de la population, en particulier celles en situation de vulnérabilité. L’analyse, réalisée dans le cadre du projet ‘Monitoring Covid-19 et État de Droit’, s’appuie sur les activités d’observation et une série d’entretiens conduites par ASF en juin et juillet 2020.

Pour limiter la propagation du Coronavirus, le gouvernement belge a pris, au début de la crise sanitaire, une série de mesures contenues dans l’arrêté ministériel du 23 mars 2020[1] visant à réduire les contacts entre personnes et imposant un confinement généralisé.

Ces mesures, neutres à première vue, parce qu’applicables à l’ensemble de la population, ont cependant eu des effets indirectement discriminatoires dans leur mise en œuvre sur certains groupes de personnes en situation de vulnérabilité[2].

Des entretiens conduits avec des travailleurs sociaux, des organes de médiation et surveillance actifs en Belgique pendant le confinement, ainsi qu’une analyse documentaire, ont révélé que les personnes migrantes, les détenu.e.s en prison et en centre fermé, les personnes sans domicile fixe, les femmes victimes de violences, les personnes âgées et handicapées, celles économiquement fragilisées et celles qui habitent les quartiers défavorisés, ont effectivement payé plus lourdement que d’autres le prix des mesures d’urgence.

Cela a été causé, d’une part, par une politique uniformisée de gestion de la crise qui n’a fait qu’amplifier les inégalités socio-économiques existantes, et de l’autre, par une application différenciée des mesures, plus sévère pour certains groupes de personnes.

Dans le premier cas, la suspension ou la limitation d’accès aux aides sociales, aux visas et à l’asile, causée par la fermeture généralisée ou la numérisation des services essentiels, a eu comme effet de fragiliser davantage les couches de population déjà vulnérables auxquelles ces services s’adressent. Ce gel des services a de surcroît déclenché un ‘effet domino’ qui trouve sa meilleure illustration dans l’émergence d’une nouvelle population de personnes sans-abris n’ayant pas pu faire valoir leurs droits économiques et sociaux pendant le confinement. Au-delà de l’arrêt des services essentiels, le confinement généralisé décidé par le gouvernement a encore précarisé certains groupes de personnes et n’a pas touché toute la population de la même manière. Les personnes qui ne pouvaient pas rester « chez elles », les personnes détenues en prison ou en centre fermé, celles hébergées en centre d’accueil, les personnes sans domicile fixe et les femmes victimes de violences domestiques, faute d’un logement décent et sûr, ont payé un plus lourd tribut. Pour elles, le respect des interdictions de sortie a parfois été constitutif de violation des droits humains, comme le droit à la dignité ou l’interdiction de traitements inhumains et dégradants. Dans d’autres cas, le confinement n’était matériellement pas possible.

Dans le deuxième cas, des discriminations indirectes ont aussi été induites lors du contrôle du respect des mesures par les forces de police. De tels abus ont été observés à plusieurs reprises et semblent découler à la fois du caractère flou des mesures prises par le gouvernement et d’une marge d’interprétation importante laissée à la force publique. L’analyse croisée des incidents collectés lors des entretiens, complétée par la veille documentaire, ont en effet fait émerger une pratique de profilage dans l’application et le contrôle des mesures, ou à tout le moins une tendance à cibler de manière plus prononcée certains groupes de personnes selon leur appartenance à des couches sociales et ethniques, ou à des quartiers et des zones spécifiques.

Comme l’enseigne la Cour européenne des Droits de l’Homme, de telles discriminations, si elles peuvent être démontrées, entraînent la responsabilité de l’État belge. Celui-ci n’a en effet pas pris en compte les inégalités existantes au sein de la société lors de la gestion de la crise et n’a pas adapté les mesures afin de protéger ces catégories de personnes vulnérables, en amplifiant les différences économiques et sociales.

Rédaction : Flavia Clementi

[1] Texte disponible au https://bit.ly/3mzaGFw .

[2] Il se peut que des mesures neutres dans leur formulation entrainent néanmoins des effets discriminatoires sur certains groupes de personnes lors de leur mise en œuvre. Ces discriminations sont classifiées de ‘discriminations indirectes’ par le droit européen et du Conseil de l’Europe.

La pandémie de Covid-19 en Indonésie : Une réponse juridique cacophonique et aux dépens des droits humains

L’Indonésie a été particulièrement impactée par la crise du Covid-19. Selon les données officielles,[1] le pays se classe deuxième parmi les pays d’Asie du Sud-Est en termes de cas positifs déclarés; et cinquième en termes de mortalité. 20,5% des cas ont été répertoriés dans la capitale, Jakarta. Cet article se concentre sur la réponse juridique adoptée depuis le début de la crise jusqu’à mi-juin 2020, lorsque les régions ont commencé à supprimer les restrictions qui avaient été imposées pour contrer la propagation de la pandémie.

Une réponse institutionnelle hybride – et confuse – à la crise

Après avoir nié la présence du virus dans l’archipel, le gouvernement indonésien a tout d’abord envisagé de déclarer l’état d’urgence civile, sur la base d’une loi éponyme datant de 1959. Cette prise de position a rapidement suscité l’indignation de l’opposition et de la société civile, dans la mesure où cet instrument est destiné à permettre au gouvernent de répondre à une situation de coup d’état ou de menace grave aux institutions nationales. Y recourir aurait été disproportionné et inadapté au contexte de crise sanitaire. Le gouvernent a fini par adopter une approche plus nuancée en déclarant l’état d’urgence sanitaire[2] sur base de la Loi sur la quarantaine sanitaire No. 6/2018. En parallèle, l’Agence Nationale de Gestion des Catastrophes (acronyme BNBP en Bahasa) avait, dès janvier 2020, qualifié  la pandémie de Covid-19 de catastrophe naturelle, et adopté dans la foulée une série de mesures préventives pour tenter de contenir la pandémie.[3] En vertu de la Loi sur la Gestion des Catastrophes No. 24/2007, le mandat de l’Agence ne s’applique pourtant qu’à des menaces telles que des tsunamis, des tremblements de terre ou encore des éruptions volcaniques.

Le Président Jokowi a ainsi adopté une approche juridique hybride, justifiant sa réponse sur base de la Loi sur la quarantaine sanitaire tout en désignant la BNBP comme organe de coordination de la réponse à la pandémie.[4] Il s’agit d’une décision surprenante puisque selon la législation d’application, cette responsabilité revient au gouvernent central, en particulier le Président de la République et le Ministre de la Santé.

Le défi n’est pas seulement juridique, mais aussi pratique, dans la mesure où la coordination institutionnelle est particulièrement complexe en Indonésie, au vu du nombre d’entités centrales et régionales impliquées. Dans le contexte de la pandémie, chaque Ministère au niveau central a conservé ses prérogatives, ce qui a mené, à plusieurs reprises, à l’adoption de régulations contradictoires. À  titre d’exemple, le Ministre de la Santé a imposé des mesures de distanciation sociale dans les entreprises,[5] contredites quelques jours plus tard par des mesures prises par le Ministre de l’Industrie.[6]

Le manque de coordination au niveau central a contribué à l’éparpillement des réponses au niveau régional, en l’absence d’orientations claires sur la mise en œuvre des mesures adoptées par le premier.[7] Les régions ont par exemple relâché les mesures d’urgence sanitaire à des dates différentes. Ces décisions ont été prises à la seule appréciation des autorités régionales, alors qu’il n’existait pas de règles harmonisées pour évaluer l’évolution de la pandémie. Cette cacophonie a aussi été observée au niveau central, avec l’annonce, fin mai de la relance des activités économiques, à un moment où le nombre de cas continuait d’augmenter.[8] Le gouvernement a par ailleurs ignoré les consignes de l’OMS en n’incluant pas le taux de mortalité parmi les statistiques sur lesquels il devait fonder ces décisions.[9]

Une politique de restrictions sociales aux allures de cercle vicieux pour les personnes en situation de vulnérabilité

Le choix des mesures ne fut pas neutre non plus. La Loi sur la quarantaine sanitaire prévoit quatre types d’actions pour répondre à une épidémie : la quarantaine à domicile ; la quarantaine à l’hôpital ; le confinement et ; les restrictions sociales de grande échelle (en anglais large scale-social restrictions ou LSSR). Les trois premières mesures touchent à la liberté de circulation et sont strictement encadrées par la Loi. Leur mise en œuvre doit aller de pair avec des mesures qui garantissent la satisfaction des besoins fondamentaux des populations impactées, ainsi ceux de leurs animaux de compagnie et leur bétail. En retour, les autorités ont le mandat de sanctionner les personnes qui ne respecteraient pas ces mesures.

Le gouvernement a pourtant décidé de mettre en œuvre uniquement les mesures de LSSR – qui consistent en la fermeture temporaire des écoles ou de certains lieux publics ainsi que l’imposition de la distanciation sociale – plutôt qu’une ou plusieurs des trois premières options.

La mise en place de ces mesures a mené à une situation de confinement de facto.[10] Les restrictions à la circulation entre provinces furent imposées au moyen de sanctions diverses – par exemple des avertissements, mises sous scellés, châtiments corporels ou sanctions pénales pour les contrevenants – alors qu’elles n’étaient pas prévues par la Loi sur la quarantaine sanitaire. Ces sanctions, principalement déployées au niveau local, soulèvent la question de leur base légale. Le Gouverneur de Jakarta a ainsi introduit une législation imposant à des personnes ne respectant pas les consignes sanitaires relatives au port du masque de nettoyer des lieux publics,[11] une sanction non prévue par le droit pénal et qui porte donc atteinte au principe de légalité, tel que posé à l’article 1er du Code pénal indonésien. De manière plus générale, ce régime de sanctions, qu’elles soient de nature pénale ou autres, se heurte au principe de sécurité juridique tel qu’inscrit à l’article 28 D de la Constitution indonésienne. La police a ainsi édicté ses propres règles, au moyen de notes internes[12] et de télégrammes,[13] contribuant encore davantage à l’érosion de la crédibilité du gouvernement central au cours de cette crise.

Par ailleurs, la loi n’impose pas au gouvernement de prendre en charge les besoins fondamentaux de la population en cas d’adoption de mesures de restrictions sociales à grande échelle. En vertu de l’article 28 C(1) de la Constitution, la satisfaction des besoins fondamentaux des indonésien.ne.s est pourtant une précondition à la réalisation de leur droit au développement individuel. Dans un pays où l’économie informelle est fortement répandue, l’imposition de mesures strictes de confinement sans compensation économique ou soutien social ne pouvait avoir d’autre effet que de plonger des millions d’indonésien.ne.s dans la misère, et d’entraîner la violation de leurs droits humains à de nombreux niveaux.

Tout au long de la crise, le gouvernement indonésien a négligé les populations en situation de vulnérabilité. La sécurité sociale est peu développée dans le pays et le plan de relance post-Covid-19 mise principalement sur le secteur privé pour compenser les pertes économiques de la crise[13]. Pour survivre, certains citoyen.ne.s se sont retrouvé.e.s forcé.e.s à outrepasser les restrictions sociales à grande échelle, s’exposant en retour à des sanctions. Cette situation donna naissance à un cercle vicieux au sein duquel s’est renforcée la vulnérabilité de certaines franges de la population.

Auteurs : Yunita et Elisa Novic

Les auteurs souhaitent remercier chaleureusement LBH Jakarta et Laporcovid pour avoir partagé leurs données et apporté leur contribution à cet article

[1] Consultées le 10 août 2020.

[2] Décret présidentiel No. 11 de 2020 sur la caractérisation du virus Covid-19

[3] Voir i.a. BNPB Décret No. 9A de 2020 sur la détermination du statut des urgences liées à la pandémie de Covid-19 (28 janvier 2020); BNPB Décret No. 13A de 2020 sur l’extension du statut des urgences liées à l’épidémie de Coronavirus en Indonésie (29 février 2020).

[4] Décret présidentiel No 7 de 2020 concernant l’accélération de la gestion de la pandémie de Covid-19, menée par une task force (13 mars 2020), amendé par le Décret présidentiel No 9 de 2020 (20 mars 2020).

[5] Régulation du ministère de la santé No 9 de 2020 définissant les consignes autour de l’implémentation des LSSR dans le contexte de la pandémie de Covid-19 (3 avril 2020).

[6] Circulaire du ministère de l’industrie No 4 de 2020 concernant l’implémentation opérationnelle des mesures d’urgence dans le cadre de la pandémie de Covid-19 dans les industries (7 Avril 2020), amendé par la circulaire No 7 de 2020 (9 avril 2020).

[7] Ridzki Putra Ramadhan, L’Indonésie et le Covid-19: Le gouvernement met en place des mesures limitant les interactions sociales (2020).

[8] Voire Décision du ministère de la santé  No. HK.01.07/MENKES/328/2020 (20 mai 2020), suivie par des décisions au niveau local. Le 20 mai 2020, il y avait un total de 19.189 cas, incluant 207 nouveau cas ce jour-là.

[9] D’après Laporcovid.org, une plateforme développée par des citoyens, le taux de mortalité à Jakarta était de 1055 personnes, alors que les données officielles ne signalaient que 361 décès (9 mai 2020). Voir Covid-19 situation on Indonesia’s seven main islands in Indonesia.

[10] Le gouvernement de Jakarta a adopté la Réglementation No. 41 de 2020 concernant l’obligation de posséder une lettre signée pour entrer dans Jakarta alors même que cette mesure ne pouvait être imposée qu’en cas de confinement officiel (qui vient limiter la mobilité à l’intérieur de la province).

[11] Régulation du gouverneur du Jakarta No. 41 de 2020 concernant les sanctions liées au non-respect des LSSR à Jakarta

[12] Note de la police indonésienne No: 2/III/2020 concernant le respect des mesures prises dans le cadre de la pandémie de Covid-19 (19 mars 2020)

[13] Télégramme de la police indonésienne concernant LSSR No. ST/1098/IV/HUK.7.1/2020 qui peut criminaliser les personnes s’opposant à l’autorité (4 Avril 2020), Télégramme de la police indonésienne concernant cyber No. ST/1100/IV/HUK.7.1/2020 qui sanctionne la diffamation à l’encontre du président et du gouvernement (4 avril 2020)

[14] Décret (Regulation in lieu of law (Acronyme en Bahasa « Perppu »)) No 1 de 2020. La régulation mentionne que le gouvernement ne peut être poursuivi pour ses actions mentionnées dans la régulation.

La riposte tunisienne à la pandémie Covid-19 – Quand l’état d’exception se superpose à l’état d’urgence

Auteurs : Antonio Manganella, Oumayma Mehdi, Elisa Novic, Johanna Wagman, Ragheb Zouaoui

Une riposte normative graduée

Alors que la pandémie du Covid-19 rentrait dans une phase de pic en Chine et se faisait de plus en plus menaçante en Europe, la Tunisie a très rapidement déployé une réponse préventive, consciente de la faiblesse de son système sanitaire pour contenir une telle crise. Les premières mesures remontent ainsi au 26 janvier, avec l’installation de caméras thermiques et, début mars, le développement de pratiques d’isolement pour personnes symptomatiques et d’auto-confinement de 14 jours pour personnes asymptomatiques provenant de zones à risque.[1]

La réponse s’est en effet accélérée le 2 mars 2020, avec la détection d’un premier cas avéré en provenance de Milan, qui a poussé l’État tunisien à franchir un nouveau seuil dans l’adoption de mesures visant à endiguer la pandémie.[2] Alors que la courbe des contaminations continuait de croître, le Président de la République a annoncé, le 18 mars 2020, un couvre-feu général,[3] suivi le 21 mars 2020 par l’adoption d’une déclaration de confinement sanitaire général,[4] proclamant par là-même l’état d’exception en vertu de l’article 80 de la Constitution. Le 12 avril 2020, l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) votait l’extension provisoire des prérogatives du Chef du Gouvernement, sur le fondement de l’article 70 de la Constitution.[5]

Un arsenal juridique inadapté en temps de pandémie

Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution en 2014, les mécanismes prévus par les articles 70 et 80 de la Constitution tunisienne n’avaient encore jamais été activés. Pour faire face aux défis sécuritaires liés à la menace terroriste et l’instabilité du voisin libyen, l’exécutif recourait jusqu’alors à l’état d’urgence, prévu par le Décret n° 78-50 du 26 janvier 1978. L’état d’urgence a d’ailleurs été renouvelé une énième fois durant la période de lutte contre la pandémie COVID-19, sans lien évident avec la lutte au virus.[6]

Ce décret est déjà largement dénoncé par la société civile du fait de son caractère inconstitutionnel et obsolète,[7] dans la mesure où son origine remonte à la répression des manifestations organisées en 1978 par l’UGTT contre le régime dictatorial et les violations des droits humains. L’instauration du couvre-feu dans le cadre de l’état d’urgence repose ensuite sur les gouverneurs, des entités affiliées au ministère de l’intérieur et non à la Présidence de la République,[8] ce qui pouvait induire un risque potentiel d’un déphasage ou d’une disparité au niveau de la  la réponse à la crise sanitaire, qui nécessitait une réponse rapide.[9]

Les instruments législatifs relatifs à la santé publique ne permettaient pas non plus une réponse à la portée de la Covid-19. La loi 92-71 relative aux maladies transmissibles se limite en effet à l’hospitalisation d’office des personnes atteintes d’une des maladies listées, pour les personnes refusant de se soigner ou adoptant des comportements à risque.

L’article 70 de la Constitution, prévoyant la délégation de pouvoir de la part de l’ARP au gouvernement, aurait sans doute pu remplir ce rôle bien plus tôt dans la chronologie des évènements, si ce n’est que la Tunisie se trouvait alors en pleine crise politique suite aux élections législatives d’octobre 2019. Aucune majorité claire n’était alors ressortie, ralentissant la formation d’un gouvernement. Par principe, un gouvernement en affaires courantes ne peut prétendre aux pouvoirs spéciaux prévus par l’article 70, lui permettant de légiférer en lieu et place de l’ARP sous forme de décrets-lois. Ce n’est que le 27 février 2020 que le gouvernement d’Elyes Fakhfakh a obtenu la confiance des députés. Un mois plus tard, c’était donc un Chef du Gouvernement dont la légitimité était encore à construire, qui déposait un projet de loi d’habilitation devant l’ARP, qui a finalement été votée, après près de deux semaines de débats.

Le Président de la République aurait dans ces conditions pu déposer lui-même un projet de loi,[10] ce qui aurait permis de respecter les termes de l’article 49 de la Constitution qui prévoit que les restrictions aux droits et libertés fondamentales des tunisiens doivent être prévues par la loi et uniquement dans le but de « répondre aux exigences d’un État civil et démocratique », dont la « sauvegarde (…) de la santé publique » fait partie. Elles doivent en outre être susceptibles de contrôle juridictionnel. Il est important de noter ici que les principaux instruments internationaux et régionaux de protection des droits humains mettent également l’accent sur le rôle des Parlements dans la limitation des droits et libertés,[11] en particulier dans les contextes d’urgence.[12]

Le Président de la République, Kaïs Saïed, a pourtant choisi, sans doute par souci de célérité, de recourir au mécanisme le plus exceptionnel qui soit, la proclamation de l’état d’exception prévu par l’article 80 de la Constitution, faisant ainsi acte d’un « péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». Cette disposition n’évoque pas le statut des droits et libertés une fois l’état d’exception proclamé, ce qui avait déjà alimenté beaucoup de craintes lors de son adoption.[13] Si l’article 80 peut poser question en termes d’adéquation pour répondre à une crise sanitaire, son déclenchement est surtout venu perpétuer une situation foncièrement inconstitutionnelle, dans la mesure où il est conditionné à la consultation des plus hautes instances de l’Etat, y compris le Président de la Cour constitutionnelle. Cette dernière doit, en outre, pouvoir être saisie, soit par le Président de l’ARP, soit par 30 députés, « pour statuer sur le maintien de l’état d’exception » à l’issue d’une période de trente jours après l’entrée en vigueur des mesures d’exception. Or, il n’existe pas en Tunisie de Cour Constitutionnelle, et ce malgré le fait que la Constitution encadre par de stricts délais la mise en place de la haute instance garante de l’équilibre des pouvoirs et de l’Etat de droit. A ce jour, la Tunisie accumule un retard de près de cinq ans vis-à-vis des exigences constitutionnelles.[14]

Le contrôle démocratique de l’exécutif par l’ARP

L’on comprend mieux les réticences de l’ARP à voter dans ce contexte l’habilitation du gouvernement à légiférer, dans la mesure où cette institution constituait le dernier garde-fou prévu par l’article 80, qui prévoit qu’elle siège en « session permanente » pendant tout le temps que dure l’état d’exception. Les députés ont tout de même limité le risque de monopole du pouvoir par l’exécutif. La loi d’habilitation, adoptée le 12 avril 2020, est en fait une version amendée du projet de loi déposé par l’exécutif, dont la portée a finalement été strictement limitée à la période de riposte contre la Covid-19. Le pouvoir de réglementer les droits et libertés doit ainsi être mis en œuvre « de manière adaptée aux mesures préventives nécessaires pour faire face à la propagation et la transmission du Coronavirus, et ce, en conformité avec les exigences de l’article 49 de la Constitution. »[15] Selon l’article 70, ces décrets-lois adoptés par le gouvernement sont soumis à l’ARP pour approbation à l’issue des deux mois suivant la délégation de pouvoirs. Pour éviter de ne se retrouver devant le fait accompli, l’ARP a, dans la loi d’habilitation, indiqué que les décrets-lois seraient examinés selon les mêmes procédures des « initiatives de loi ».[16] Cela permet ainsi que soit saisie l’Instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité des projets de lois, notamment dans l’hypothèse où certaines mesures envisagées par l’exécutif seraient amenées à s’appliquer au-delà de la période de Covid-19.[17]

Le Président de la République n’a, suite à la loi d’habilitation, plus eu recours à l’article 80 de la Constitution. Les mesures de confinement ont progressivement été levées à partir du 4 mai ; celles de couvre-feu définitivement le 8 juin.

Tout est bien qui finit bien ?

Alors que la Tunisie est plongée dans un état d’urgence permanent depuis les attentats de 2015, le déclenchement tour à tour des deux dispositions constitutionnelles, les articles 70 et 80, renforçant les pouvoirs de l’exécutif pouvait légitimement susciter de fortes inquiétudes quant au respect de de l’état de droit et des principes démocratiques.

Si l’on observe une certaine prise de responsabilité de l’ensemble des décideurs politiques, tout juste sortis d’une crise institutionnelle de plusieurs mois, l’issue aurait pu être toute autre, eurent les personnes été différentes. Le fait que l’utilisation de tels pouvoirs puissent dépendre de la conscience individuelle des dirigeants témoigne de la faiblesse des réformes institutionnelles visant à mettre en œuvre les acquis constitutionnels hérités des gouvernants successifs depuis 2014.

Il va de soi que, si les nouveaux acteurs de la scène politique élus pour ce quinquennat veulent marquer une véritable rupture par rapport au quinquennat précédent, ils devraient faire de la mise en place des instances constitutionnelles de contrôle et, en tête, de la Cour Constitutionnelle, l’une des priorités de l’Assemblée des Représentants du Peuple, du Conseil Supérieur de la Magistrature et du Président de la République.

Un acte de responsabilité fort est particulièrement attendu de la part de l’ARP, principale responsable de l’absence de Cour Constitutionnelle. Incapable pendant quatre ans de trouver le consensus nécessaire à l’élection des quatre membres dont le choix lui revient, l’ARP ne devrait d’ailleurs pas utiliser ses échecs répétés comme prétexte pour modifier la majorité requise pour une telle élection et ainsi compromettre l’indépendance de la haute instance et de ses membres.

D’ici la mise en place opérationnelle de la Cour constitutionnelle, le Président de la République devrait quant à lui se garder de recourir à l’article 80 de la Constitution et à la proclamation de l’état d’urgence en se basant sur un texte juridique inconstitutionnel qui viole les droits et libertés des citoyens.

Une révision du cadre juridique tunisien s’impose désormais pour tirer les leçons de cette crise pandémique et s’assurer que des mécanismes adaptés et proportionnés aux enjeux soient à l’avenir disponibles.

[1] Voir Inkyfada, Covid-19 : Chronologie de la gestion de l’épidémie en Tunisie (2020).

[2] Ces mesures ont inclus la fermeture de la majorité des établissements scolaires, le report des manifestations culturelles ainsi que des opérations médicales non urgentes, et la fermeture des frontières maritimes avec l’Italie.

[3] Décret Présidentiel n° 2020-24 du 18 mars 2020, instaurant le couvre-feu sur tout le territoire de la République.

[4] La déclaration faisait suite au 1er cas de décès et fut entérinée dans le décret présidentiel n°2020-28 du 22 mars 2020. Cette mesure fut accompagnée de l’interdiction de déplacement sans autorisation en vertu du décret gouvernemental n° 2020-156 du 22 mars 2020, portant fixation des besoins essentiels et des exigences nécessaires en vue d’assurer la continuité du fonctionnement des services vitaux, dans le cadre de la mise en œuvre des mesures de mise en confinement total.

[5] Loi n° 2020-19 du 12 avril 2020, habilitant le Chef du Gouvernement à adopter des décrets-lois dans l’objectif de faire face aux répercussions de la propagation du Coronavirus.

[6] Décret Présidentiel n° 2020-54 du 29 mai 2020, portant prorogation de l’état d’urgence.

[7] Un Projet de loi organique portant organisation de l’état d’urgence avait été déposé à l’ARP en 2019 par le précédent gouvernement, mais finalement abandonné sous la pression de la société civile, qui pointait le caractère flou et attentatoire aux droits et libertés constitutionnellement garanties. Pour plus d’informations, voir l’analyse développée par les organisations membres de l’Alliance Sécurité et Liberté (2019).

[8] En Tunisie, le pouvoir exécutif est bicéphale, avec à sa tête le Président de la République et le Chef du Gouvernement.

[9] L’article 4 du Décret n°78-50 prévoit la possibilité, pour les gouverneurs, d’ordonner une interdiction de la circulation, mais pas de la limiter.

[10] Constitution de la République tunisienne (2014), art. 62 al. 1.

[11] E.g. sur la liberté de circulation voir i.a. Charte Africaine des droits de l’Homme et des Peuples, art. 12(2) Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) art. 12(3).

[12] PIDCP, ibid. art. 4 ; Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui autorisent des restrictions ou des dérogations, paras. 15-18.

[13] Voir i.a. The Carter Center, Le processus constitutionnel en Tunisie, Rapport final – 2011-2014, p. 92.

[14] Constitution de la République tunisienne (2014) art. 148 al 5.

[15]  Loi n° 2020-19 du 12 avril 2020, habilitant le Chef du Gouvernement à prendre des décrets lois dans l’objectif de faire face aux répercussions de la propagation du Coronavirus, art. 1(2). En plus des dispositions sur les droits et libertés, la loi délègue i.a. au gouvernement le soin de légiférer sur les questions d’appui économique et fiscal aux acteurs économiques, l’organisation des mesures de prévention sanitaire, notamment dans les écoles, ainsi que l’encadrement de la fonction publique.

[16] Ibid. art. 3.

[17] Voir par exemple le Décret-Loi n°12/2020, mettant en place des audiences pénales à distance, et qui fait explicitement mention d’une application au-delà de la période pandémique.

La réponse de l’Ouganda à la pandémie de Covid-19 : l’état d’urgence de facto

>> Plus d’informations sur l’initiative de monitoring + Liste des articles << Rédaction : Michael Musiime, Elisa Novic, Nathalie Vandevelde* Fort de son expérience récente dans la gestion du virus Ebola, l’Ouganda a rapidement mis en place un plan d’ampleur pour contenir la propagation du COVID-19. Des mesures préventives ont été prises dès le 18 mars, avant même que le premier cas de contamination ne soit enregistré dans le pays.[1] Alors que le premier cas a été recensé le 22 mars, le personnel sanitaire était déjà en état d’alerte et des mesures barrières, telles que le lavage régulier des mains, étaient déjà promues par les autorités. Cet article couvre la période du 18 mars à début juin 2020. Durant cette période, les cas de Covid-19 dans le pays ont connu une augmentation régulière avec près de 700 cas recensés. Une réponse présidentielle et orale à la crise pandémique L’Ouganda a répondu à la crise pandémique à travers la mise en place de facto d’un état d’urgence. Le président a choisi de ne pas faire appel à l’article 110 de la Constitution, qui lui confère la possibilité de déclarer l’état d’urgence avec l’accord du Parlement.[2] Il a préféré adopter une série de déclarations aux bases légales incertaines. La première fut énoncée le 18 mars 2020 et visait à imposer un confinement et un couvre-feu stricts à travers 34 mesures (ex. la fermeture des écoles, des bars et des églises ; une quarantaine de 14 jours à l’arrivée sur le territoire, l’interdiction d’entrée en Ouganda). Le ministère de la santé les a par la suite promulguées dans une série de décrets et ordonnances[3], tel que prévu dans la Section 29 de la loi de santé publique CAP. 281, qui confère au ministre de la santé des pouvoirs étendus pour gérer et prévenir la propagation de pandémies. Cependant, la plupart de ces mesures ont été mises en œuvre uniquement sur base des directives présidentielles, et avant même que celles-ci ne soient promulguées dans les décrets et ordonnances du ministre de la santé. À titre d’exemple, la directive présidentielle du 18 mars n’a été publiée au journal officiel comme décret ministériel que le 24 mars. Les déclarations du Président n’ont cependant pas de valeur juridique contraignante en elles-mêmes[4]. Si le site internet de la présidence propose des transcriptions des directives du Président Musevini, les Ougandais.e.s doivent se reposer sur les médias pour s’informer sur les restrictions de leurs droits et libertés dans le contexte de la crise. Ces rapports sont le plus souvent disponibles en anglais, sans traduction officielle en langue vernaculaire. Cette façon de gouverner est contraire aux standards internationaux de protection des droits humains. En effet, la Charte Africaine des droits de l’Homme et des Peuples dispose que toute limitation aux droits humains – par exemple à la liberté de  de circulation ou à la liberté de rassemblement pacifique (articles 11 et 12) – doit être prévue par la loi et limitée à l’objectif de préservation de « la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publique ».[5] La neutralisation des contre-pouvoirs Les enjeux ne sont pas purement théoriques. La décision de ne pas déclarer l’état d’urgence a privé le Parlement de son rôle constitutionnel de contrôle et de contrepoids face aux pouvoirs exceptionnels que s’est accordé ces derniers mois le pouvoir exécutif pour limiter les libertés individuelles de ses citoyens.[6] Les actions du Parlement n’ont pas non plus été exemptes de critiques pour autant, avec sa décision en début de crise d’accorder 20 millions de shillings (4.800 euros) à chacun de ses membres, sur leur compte personnel, pour qu’il.elle.s luttent contre la pandémie dans leur circonscription. La Cour suprême a finalement ordonné aux députés de reverser ces fonds à la commission parlementaire, au groupe de travail national Covid-19, ou encore aux groupes de travail Covid-19 régionaux.[7] Un tel jugement reste une exception, les audiences ayant été suspendues à partir du 20 mars, excepté pour les requêtes urgentes et les demandes de libération conditionnelle.[8] Les services judiciaires sont donc réduits au minimum, essentiellement pour répondre à l’introduction d’actions en référé concernant l’administration de la justice. Un avocat a ainsi contesté devant la Cour suprême la décision du ministère de la santé de ne pas inclure les services d’aide légale dans une liste de « services essentiels », considérant qu’il s’agissait d’une violation du droit à un procès équitable. Alors que le procès était en cours, le Président a finalement annoncé de nouvelles lignes directrices permettant à un maximum de 30 avocats à la fois de fournir des services urgents d’aide légale. La Cour suprême a finalement réclamé que le ministère de la santé poursuive la mise en œuvre de la directive par l’intermédiaire des procédures opérationnelles standards.[9] La concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif sans contrôle ni parlementaire ni juridictionnel effectif, associée à un manque de clarté sur le statut ainsi que sur le contenu des mesures adoptées pour contenir la pandémie, ont constitué un terreau fertile à la commission d’abus dans le cadre de l’application des mesures. L’on relève en particulier l’utilisation excessive de la force par les forces de sécurité, ce compris les Unités de défense locales (Local Defence Unit), pour faire appliquer les mesures de confinement, ainsi que le harcèlement de journalistes et de défenseur.se.s des droits humains. Tout ceci s’inscrit dans une tendance toujours plus grande à la limitation de l’espace civique en Ouganda. Ces sujets seront développés plus en profondeur dans de futurs articles sur l’administration de la justice et l’impact des restrictions de circulation sur les droits et les libertés des ougandais. * Les auteurs souhaiteraient remercier Irene Anying et Romain Ravet pour leur contribution sur la première version de ce document, ainsi que LASPNET Ouganda, et plus particulièrement Badru Walu, pour son assistance dans la collecte de données. [1] Ces mesures préventives incluent l’interdiction de rassemblements, des consignes restrictives concernant les mariages et les enterrements, des limitations sur la circulation vers et depuis l’Ouganda. [2] Constitution de la République d’Ouganda, art. 110 (1)(3). [3] Public Health (Notification of Covid-19) Order (17 mars 2020); Public Health (Prevention of Covid-19) Order (17 mars 2020); Public Health (Prohibition of Entry into Uganda) order (24 mars 2020); Public Health (Control of Covid-19) Rules (24 mars 2020); Public Health (Control of Covid-19) (No. 2) (Amendment No. 2) Rules, 2020. S.I No. 64 of 2020 (8 mars 2020). [4] D’après l’article 110 (1) de la Constitution “Le Président peut, par proclamation, déclarer qu’un état d’urgence existe en Ouganda, ou dans une partie du territoire – ce qui rend nécessaire la prise de mesures pour garantir la sécurité de la population.[5] Voir aussi le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, i.a. art. 4 12(3), 21 ; Les Principes de Syracuse sur la limitation et les dérogation, para. 15, 25. [6] L’article 110 (6), de la Constitution ougandaise prévoit que : « Durant la période pendant laquelle un état d’urgence est déclaré, le Président devra soumettre au parlement à une périodicité définie par le parlement, des rapports réguliers sur les actions entreprises par ou au nom du Président dans le cadre de cette urgence. » En cas de proclamation de l’état d’urgence, les articles 47 et 48 viennent alors encadrer le domaine de la détention, en confiant un pouvoir spécifique de contrôle au parlement. [7] Gerald Karuhanga & Jonathan Odur v. Attorney General., 29 avril 2020 (version rédigée du jugement non disponible). [8] Circulaire du president de la Haute Cour : Administrative and Contingency Measures to Prevent and Mitigate the Spread of Corona Virus (Covid-19) by the Judiciary (19 mars 2020). Les mesures ont depuis été prolongées tout en étant atténuées, voir les directives du président de la Haute Cour “Guidelines for online hearings in the Judiciary of Uganda” (Directives pour les audiences en ligne pour la justice ougandaise) (29 avril 2020) https://bit.ly/2BA0M3r. [9] Turyamusiima Geoffrey v Attorney General & Jane Ruth Aceng, Misc. Application No. 64 of 2020. La Société ougandaise du droit (équivalent du Barreau) a refusé de se limiter à une liste de 30 de ses membres. Ceci sera discuté plus en détails dans un prochain article sur l’administration de la justice.