N’Djamena, le 12 novembre 2018 – Durant ces mois d’automne, ASF vous propose un portrait de la justice au Tchad, à travers des entretiens avec quatre personnalités engagées dans la défense des droits humains dans le pays. Cette semaine, Maître Delphine Djiraibe, fondatrice du Public Interest Law Center, nous parle du rôle fondamental des parajuristes, premiers interlocuteurs de la population tchadienne en termes de justice.
Ancienne présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme (ATPDH), Delphine Djiraibe a créé le Public Interest Law Center (PILC) en 2006. Présente dans 14 localités du pays, l’organisation promeut la démocratie et l’état de droit, et propose une aide juridique et une assistance judiciaire aux personnes les plus démunies de la société. Pour cela, elle forme et encadre des acteurs locaux, appelés « parajuristes ».
Qu’est-ce qu’un.e parajuriste ?Me Delphine K. Djiraibe : Les parajuristes sont des hommes et femmes qui contribuent à rendre le droit accessible aux populations, de manière bénévole. Il s’agit le plus souvent de simples villageois et villageoises, non professionnels du droit, que nous sélectionnons, formons et encadrons. Nous les initions aux notions de base en matière de droits humains, et leurs proposons des modules de formation sur les problèmes d’ordre juridique les plus fréquemment rencontrés par les membres de leurs communautés, comme les violences faites aux femmes ou les discriminations liées à la succession. Les formations portent aussi sur le droit à un environnement sain, le droit à l’éducation, ou encore le droit de vote et l’importance pour les citoyens d’exercer leur rôle de contrôle des actions des gouvernants. Actuellement, pour le PILC, environ 220 parajuristes sont actifs au Tchad. Ils contribuent à la prévention des conflits, notamment via la sensibilisation et l’information des populations quant à leurs droits et obligations et aux procédures judiciaires applicables. Au niveau de la gestion des conflits, leur action porte principalement sur l’assistance et la délivrance de conseils aux populations, la facilitation des règlements à l’amiable et la médiation des parties au litige, l’orientation vers d’autres prestataires (y compris le PILC) et/ou vers les juridictions lorsque c’est nécessaire (par exemple dans le cas d’affaires pénales), et enfin l’accompagnement des justiciables dans leurs démarches pré-juridictionnelles. Les parajuristes jouent donc un rôle essentiel dans l’accès à la justice pour les citoyens !Me D.K.D : Exactement ! Au Tchad, où les structures judiciaires formelles sont très éloignées des justiciables et où la majorité des gens n’ont pas les moyens de faire appel à un avocat, ce sont de véritables ambassadeurs du droit auprès de la population. Prenez par exemple le cas de cette femme abandonnée par son mari. Elle ne savait pas qu’elle avait des droits. Grâce à l’intervention d’un parajuriste, elle a obtenu une pension alimentaire en nature (sacs de mil, huile de karité…), lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant. L’intervention des parajuristes permet d’éviter un recours systématique aux forces de police et aux autorités. Elle contribue également à décongestionner les tribunaux. Il faut savoir que l’arriéré judiciaire dans le pays est énorme. De nombreux dossiers sont en attente de décision depuis des années. C’est dû aux nombreuses grèves du personnel de justice, mais aussi à la corruption endémique et au manque d’indépendance du système judiciaire. L’importance du rôle des parajuristes est de plus en plus reconnue, aussi bien par les populations bénéficiaires de leurs services que par les autorités formelles et traditionnelles, qui les considéraient au départ comme des concurrents menaçant leurs prérogatives. En fait, les parajuristes sont devenus de véritables collaborateurs des chefs traditionnels dans la gestion des conflits. Leur intervention permet de s’assurer que cette gestion se fasse « dans les règles de l’art » et ne reproduise pas les discriminations de genre ou de tout autre type qui sont présentes dans certaines structures traditionnelles.Quels défis les parajuristes rencontrent-ils dans leur travail quotidien ?Me D.K.D : Leurs conditions de travail sont souvent difficiles. Ils donnent de leur temps alors que beaucoup exercent par ailleurs une profession. Ils sont très sollicités, y compris par les localités environnantes. Le manque de moyens de déplacement et de communication les empêche d’atteindre des zones plus reculées. Souvent, ils ne disposent pas d’un local adéquat. Les parajuristes sont des personnes très engagées et, comme je l’ai dit plus haut, bénévoles. Leur rôle prenant de l’ampleur, la question de leur rémunération (« désintéressement ») ou, tout au moins, de la prise en charge de leur frais, se fait plus prégnante : comment l’organiser et comment en assurer la durabilité ? Une des pistes serait de favoriser la mise en place d’une mutuelle.L’insécurité générale dans le pays représente un autre défi. Un parajuriste qui se déplace d’un village à un autre pour travailler, risque de se faire agresser ou prendre à parti. Dans certains zones où le PILC est actif, les conflits entre éleveurs et agriculteurs sont nombreux et parfois très violents.*En 2016, toutes les organisations de la société civile travaillant avec des parajuristes, ont élaboré ensemble, avec le soutien d’ASF, un statut commun du parajuridisme. Ce statut vise à uniformiser les règles et principes qui régissent le travail des parajuristes. Il doit maintenant être mis en œuvre. Au sein du PILC, nous avons aussi le projet de mettre les parajuristes en réseau, pour qu’ils puissent échanger entre eux leurs difficultés et bonnes pratiques. Nous avons désigné des animateurs, qui assurent le lien entre tous.Ce qui est clair et qui nous fait maintenir le cap malgré les difficultés, c’est que les parajuristes sont très fiers de leur rôle et ne veulent pour rien au monde le laisser tomber. Ils sont devenus des éléments indispensables au sein de leurs communautés et sont très fiers quand leur intervention permet de résoudre pacifiquement des conflits.
A suivre :
– Rencontre avec Pyrrhus Banadji Boguel, président du Collectif des Associations de Défense des Droits de l’Homme.
– Rencontre avec Me Guerimbaye Midaye, président honoraire de la Ligue Tchadienne des Droits de l’Homme.
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